Sortir de l’apartheid planétaire

Et si nous vivions sans nous en rendre compte dans une forme d'apartheid planétaire sans grillage ni geôliers ? Et si le racisme de peau avait fait place au racisme d’opinion ou de croyance ? Revue de détail en ces temps assombris et d'espérance.

· Société

Par Laurent CHATEAU

Le mot « Apartheid » est né d’un terme afrikaan d’origine française signifiant « séparation, mise à l’écart ». Il a fait florès pendant trop d’années en Afrique du sud (entre 1948 et 1991) et voulait dénoncer la ségrégation insupportable dont étaient victimes les noirs au sein de la société.

Un « Apartheid mondial »

Ce régime violent et séparatif, vomi par les opinions publiques du monde entier, ressemble pourtant étrangement à ce que nous vivons actuellement à l’échelon planétaire. Exacerbé par les réseaux sociaux, par certains intérêts politico-économiques et l’alimentation systématique (voire systémique) de la peur, le rejet de l’autre est partout. Les clivages, la binarité, le duel (en lieu et place du dual) encombrent les écrans, saturent les cerveaux et nourrissent les instincts des peuples et du reptile. La médiasphère ne s’entend plus désormais que par un jeu d’opposition, de dégoût et de rejet, à l’image d’une orange aimantée coupée en deux, dont chaque hémisphère repousserait l’autre. Devenue hémiplégique de l'autre, la sphère de notre humanité ne se conçoit plus désormais que tranchée en son milieu. Wokisme et destructuration des genres ou préservation des codes traditionnels ? Mâle alpha ou féminin sacré ? Brics ou non Brics ? États-Unis ou Chine/Russie ? Démocrates ou Républicains ? Gauche ou droite ? Ville ou campagne ? Agriculture ou écologie ? Vegan ou viandard ? Paris ou province ? Élite ou peuple ? École privée ou publique ? Fonctionnaire ou start-up ? Jeune ou boomer ? Vax ou non vax ? Chiites ou Sunnites ? Agriculture ou écologie ? Décroissance ou croissance verte ? High-tech ou low-tech ? Laïcité ou fondamentalisme religieux ? Médecine conventionnelle ou intégrative ? Curative ou préventive ?

« Choisis ton camp, camarade ! » disait Coluche. Les temps modernes vont cependant plus loin et ne se contentent pas de constater ou déplorer par les mots et les idées cette diversité créative. Gouvernement, partis, communautés ou individus, chacun cherche désormais à imposer à l'autre sa croyance, par la loi ou par la force, à installer une forme de totalitarisme de la pensée, à censurer, museler ou bannir ceux qui ont la mauvaise idée de ne pas partager les canons de sa vérité. A titre d'exemple, bien des chercheurs du monde académique s'autocensurent pour ne pas s'attirer les foudres des mouvements "woke".

Vers un racisme de croyance

A l’apartheid des corps de l’Afrique méridionale succède l’apartheid mondial des esprits, sans grillage, sans geolier et sans township, sévissant dans la prison de soi-même. Le racisme de peau a fait place au racisme d’opinion ou de croyance, dans la reproduction et la poussière des temps anciens. La crainte et l’horreur de l’autre ne reposent plus sur une apparence mais sur une conviction, forgée le plus souvent par d’autres (la famille, le religieux, le médiatique, le politique, l’économique, le technologique). Dans le racisme ordinaire, la croyance d’avoir raison et l'empêchement de donner la parole à l'autre a remplacé la couleur des pigments. L'"opiniophobie" est née.

Dans ce contexte et comme nous l'enseigne l’Histoire, il est important de rappeler que la croyance fanatique mène à la barbarie et au meurtre. Je pense qu’un État ou qu’une religion doivent disparaître donc je tue (guerres puniques dans la Grèce antique, guerres des royaumes combattants en Chine, massacres de la St Barthélémy, guerres Iran/Irak, Shoah, pogroms, guerres tribales…). Je pense que l’autre m’a mal regardé donc je cogne. Je pense amener la civilisation, alors je colonise. Sinistre circularité, triste bégaiement de l’Histoire. Pour mieux se souvenir, l’écriture a été inventée il y a 5 000 ans mais pour quels progrès ? Apparue il y a 25 siècles et méprisée par l'actualité, la philosophie nous observe aux côtés des sages silencieux et de la Liberté, dont le bonnet phrygien couvre désormais les yeux et cache mal les larmes.

Nos sociétés ont toujours reposé sur le « 2 » de la séparation

En dehors de quelques brèves épiphanies (nuit du 4 août 1789…), depuis que l’Histoire se raconte dans les textes ou dans les fables des griots, les humains n’ont cessé de faire reposer leurs pensées, leurs paroles et leurs actes sur le chiffre « 2 » de la séparation : le noir et le blanc, l’autre et moi-même, l’ami et l’ennemi, le cowboy et l'indien, le "good cop" et le "bad cop", le pur et l’impur, le fréquentable et le méprisable, la caste du haut et la vilénie du bas.

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Comme hier, l’apartheid global d’aujourd’hui repose sur le chiffre « 2 ». Un chiffre d’exclusion, d'opposition ou de confrontation, un serpent de haine qui fait par ses courbes le tour de soi, pour mieux faire tomber ce qui l’entoure. Ce « 2 » là n’est pas un chiffre qui veut s’élever vers le « 1 » mais au contraire une métrique centrifuge qui vient séparer ce qui cherchait péniblement à se rassembler. Ce « 2 » s’enroule sur lui-même à l’image d’une lemniscate et nous fait sans cesse recommencer ce que l’on croyait naïvement avoir dépassé.

Ce « 2 » est celui de l’Histoire stagnante et marécageuse qui a fait dire à bien des généraux ou politiques : « Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi ». Il n’est pas le « 2 » fusionnel du couple ou de la mère à l’enfant. Il n’est pas le « 2 » de l’arbre et du soleil ou du poisson et de l’eau. Il n’est pas le duo de la flûte enchantée de Mozart entre Papageno et Papagena. Il n’est pas ce « 2 » qui a fait écrire à St Exupéry : « Loin de me léser, si tu diffères de moi mon frère, tu m’enrichis ».

Le « 2 » des hommes de notre époque, comme de toutes les époques de notre décevante humanité, est celui des 2 faces du même glaive, tenu fermement par la main de celui ou de celle qui patauge et n’avance pas. Plus la prise sera solide, plus grande sera l’immobilité. Comme l’enseignent les arts martiaux, plus on serre les poings et plus on est lent à parer les assauts, plus on s’expose à recevoir des coups. Dans le monde énergétique et avec d’autres mots, il est dit que la contraction du corps empêche le "Qi" de correctement circuler. Plus prosaïquement, dans l'univers sportif du golf ou du tennis, la balle est toujours moins puissante et précise dans la crispation du geste.

Le retour au « Un » démarre par le doute et l’acceptation

Les sages nous l'ont dit. Le salut démarre par l'acceptation, l'acceptation de l'erreur ou de notre faillibilité. Il peut surgir dans la main qui tremble sur la garde de l'épée ou la détente du revolver. L’espoir naît lorsque l’esprit commence à s’ouvrir à la différence, accepte l’éventualité d’un autre possible, accueille la sinuosité du "deux", du Yin/Yang et du doute. Douter de la véracité de ses opinions et de ses croyances, douter des intentions de ceux qui voudraient penser à notre place, douter de ceux qui nous poussent à parler ou à agir, douter de ceux qui nous parlent dans les écrans, douter de la mauvaiseté véritable de l’autre, douter du statut d’ennemi éternel de celui que l’on me demande d’éviter, d’exécrer ou de détruire. Douter permet de se souvenir des formidables vers du poète à la guitare* :

« Allons vers l'autre monde en flânant en chemin,

Car, à forcer l'allure, il arrive qu'on meure,
Pour des idées n'ayant plus cours le lendemain. »

Le doute permet d’entrevoir la possibilité que l’autre puisse en partie avoir raison et m'éclairer de sa différence. Du doute peut naître l’envie simple de mieux comprendre l’autre, son histoire, ses motivations, ses intentions, ses craintes, ses aspirations, ses appels, sa lumière et ses ombres. Le doute est la première porte qui mène vers le « 1 » et vers la paix mais cette porte ne s’ouvre que de l’intérieur.

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Le « 2 » de demain devrait être celui du Feu

Avant la fusion du « 2 » dans la forge de soi et de la Suprême Unité (TaïYi ), le « 2 » des hommes devrait changer de nature, s’éloigner de la dualité facile et rejoindre le « 2 » alchimique taoïste associé au Feu. Ce « 2 » du Feu est une énergie ascendante, unie aux flammes qui montent de la Terre vers le Ciel, de la matérialité vers l’intangible et l’invisible, du monde de la forme au sans-forme. Ce « 2 » du Feu renvoie à la lumière (le subtil), au sens (suivez la torche !), à l’harmonie (le cercle autour du Feu) et à la chaleur. Il renvoie surtout au « Cœur » et à tout ce qui lui est associé : la joie, la paix, l’amour, l’unité et la gratitude. Ce « 2 » synergique nous explique que 1+1 = 3, il raisonne en « Et » et non pas en « Ou » et récupère la dialogique de la complexité d’Edgar Morin (qui s’inspire au passage du Yin/Yang puisque le Yin est dans le Yang et le Yang dans le Yin).

Le « 2 » du Feu nous montre le chemin et nous indique que si on nait « lettre », on peut devenir le mot. Si on est « Mot », on peut devenir la phrase. Si on est « phrase », on peut devenir poème. Si on est « poème », on est prêt pour « poétiser » le monde, faire grandir les hommes et leur montrer la voie. Cette voie exigeante et sans compromission, parle de grandissement, d’enrichissement mutuel et de diversité. Pour les plus aventureux, de recherche spirituelle et d’initiation.

L’éducation et la connaissance sont au cœur du dépassement du « 2 »

Le grandissement et la sortie de la stagnation ne peuvent se faire sans énergie. Cette énergie provient d’une envie du corps, du Cœur ou de l’esprit. Quantité de voies ont été proposées par les sages au fil des siècles et si le disciple est prêt, alors le maître apparaît comme bien des traditions nous le disent.

Musicale, corporelle, énergétique, artistique, spirituelle, quelle est la bonne voie ? Celle qui vous parle et celle qui vous appelle, celle qui s’offre à vous et que la vie met sur votre chemin si vous prenez le temps d’en capter les signes. La voie véritable est celle qui vous apporte la joie, la joie d’apprendre et d’avancer, de vous engager dans le travail persévérant de la connaissance, de soi, de l'ouverture à l'autre et du dissemblable, de la vie. Cette voie est celle qui modifie biologiquement la fréquence vibratoire de vos cellules et vous ouvre le Cœur, transforme le regard que vous portez sur le monde.

L’éducation est supposée jouer ce rôle, montrer le chemin, préparer les corps, les cœurs et les têtes, puisqu’elle est « l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde.” (Nelson Mandela). Cette éducation devrait développer la sensibilité artistique et corporelle, renforcer l’esprit critique et l'"art du doute", cultiver l'ouverture à l'autre et aboutir à la conclusion que ce qui nous rassemble l’emporte largement sur ce qui nous sépare. La juxtaposition de sourires de peuples divers par exemple, rappelle très facilement la belle humanité qui sourd en chaque individu, quel que soit sa couleur de peau ou ses croyances.

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En l’absence d’éducation adaptée et de travail sur soi, on ne trouvera pas le « 2 » du Feu*** et on s'expose à devoir réouvrir nos livres d’Histoire, à recolorer nos rivières du rouge de notre sang. A rebours, la formidable période que nous traversons nous oblige à nous déterminer et à passer à l’action, à prendre conscience et à nous libérer du prêt à penser, à grandir et à nous prendre en main, à sortir de notre apartheid planétaire et intérieur.

Nos enfants et le vivant nous observent. Malgré la vitesse et le bruit ambiants, le lancinant compte à rebours de nos consciences ne cesse de nous inviter à remonter au « 1 ». Du mieux qu'il (ou elle) le peut et modestement en son début, il revient à chacun de démarrer et de montrer l’exemple.

Comme l’évoquait Madiba, le plus grand contempteur de l’apartheid : « En faisant scintiller notre lumière, nous offrons aux autres la possibilité d'en faire autant.”

Fiat lux, que la Lumière soit !

* Georges Brassens ("Mourir pour des idées")

** Dans la numérologie traditionnelle chinoise, le 1 renvoie à l’Eau, le 2 au Feu, le 3 au Bois, le 4 au Métal et le 5 à la Terre.

*** L'éducation et la connaissance (de soi, de l'autre et du monde) renvoient au 2. L'apartheid renvoie à Mandela. Pourquoi cette inspiration spontanée "2-Mandela" qui devient : "Demandez-là !" ?

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