Par Eric CAULIER*
(Cet article est un extrait de l’article paru dans la Revue PLASTIR 73 en juin 2024 et disponible in extenso ici).
Quelques recherches sur la santé des musiciens
Au début des années 2000, des chercheurs s’intéressent aux troubles de santé des musiciens. Ils constatent que les troubles musculosquelettiques (TMS) sont au premier plan et qu’aucune famille instrumentale n’est épargnée, seules les localisations diffèrent. Ces chercheurs réalisent une étude transversale portant sur les 89 musiciens d’un grand orchestre luxembourgeois (Malchaire, 2004). Les TMS représentent 78 % des problèmes de santé spécifiques des musiciens. Le stress et les problèmes relationnels avec les collègues font également partie des facteurs de risques professionnels
Mathilde Pfefferle (2015), dans son beau travail de fin d’études, a questionné la population estudiantine de la Haute École de Musique de Lausanne et de Sion. Parmi les 63 étudiants interrogés, 70 % en souffrent et un tiers depuis plus d’un an. Elle mentionne en outre le fait que la pratique musicale, à ce niveau, implique des facteurs de stress physiques et émotionnels extrêmes comparables au sport de haute compétition. Elle préconise une approche interdisciplinaire pour la compréhension, la prévention et le traitement des troubles de santé des musiciens. Cultiver une attention à la posture et une conscience du geste diminuerait les postures inappropriées, les techniques non ergonomiques et l’utilisation d’une force excessive.
Dans un esprit d’étude interdisciplinaire, Fung Ying Loo (2007) propose l’application d’éléments issus du Taijiquan pour combler cette lacune, utiliser une force efficace et prévenir les blessures. Pratiquante de Taijiquan, Fung Ying Loo a focalisé son étude sur les apports de deux caractéristiques
du Taijiquan dans le domaine de la pédagogie du piano : l’assise et l’implication totale du corps. Elle montre que l’application des principes clés du Taijiquan favorise l’équilibre et augmente le niveau de mobilité, en utilisant la structure naturelle du corps.
Pianiste professionnelle et professeur de piano au conservatoire, Alice Hovsepian a commencé la pratique du qi gong suite à des douleurs récurrentes. Elle rejoint la recherche de Fung Ying Loo sur l’assise : pour les pianistes, les pieds et le bassin constituent les points d’appui avec le sol. Il est donc important de savoir placer son bassin et qu’il soit mobile grâce aux mouvements naturels et souples des hanches (Hovsepian, 2021 : 10). Et sur la mobilité : les déplacements sont une autre difficulté du pianiste où le Qi Gong apporte des solutions efficaces. En effet, le corps entier doit être mis à contribution pour aller chercher une note éloignée de la posture centrale (Ibid. : 28). Elle met en évidence les apports du Qi Gong au niveau de l’imagination : le pianiste anticipe le son qu’il veut émettre à l’aide de la palette sonore colorée par l’imagination (Ibid. : 18). La pianiste constate les méfaits de la vitesse, les pressions diverses générant du stress. Les arts énergétiques chinois favorisent l’harmonie de l’être humain avec son environnement. Elle encourage à la prévention dans l’enseignement. Le jour de la présentation de son mémoire, Alice Hovsepian nous a offert quelques moments musicaux durant lesquels nous avons pu voir son corps vibrer.
En 2008-2009, Marion Fatemi m’a fait confiance pour superviser son mémoire de fin d’études en kinésithérapie à l’Université de Louvain-La-Neuve. Violoniste amateur, elle s’est intéressée aux effets du Taijiquan dans la prévention des rachialgies chez le violoniste. Les musiciens souffrent, comme les ouvriers en usine, de TMS. Les rachialgies, pourtant fréquentes chez les musiciens en général et les
violonistes en particulier, ont été peu étudiées.
Marion Fatemi relève les différences entre les musiciens solistes jouant debout avec leur propre pupitre alors que les musiciens d’orchestre assis doivent partager le leur. La position debout offre davantage de liberté dans le mouvement. Les grands violonistes adoptent une posture tellement idéale que l’on a l’impression que le corps est prolongé par le violon et l’archet. Cette posture idéale est, pour Sulem, celle qui facilitera la technique gestuelle en favorisant l’économie de mouvements
du corps (Fatemi, 2009 : : 12).
L’étudiante relève un point crucial : le violoniste a tendance à utiliser davantage les muscles faibles des bras plutôt que les muscles forts du tronc (Ibid. : 13). Elle se réfère à Agounizera (2001) La technique optimale à adopter serait donc de soutenir le poids des bras avec les muscles proximaux (épaule et dos) et de jouer le morceau avec les muscles distaux. Si cela est fait, les muscles distaux auront moins tendance à se fatiguer, car leur charge de travail sera beaucoup plus faible (Ibid. : 13). Marion Fatemi ne manque pas de souligner le stress omniprésent chez les musiciens d’orchestre et son incidence dans les TMS. Elle note en outre le fait que les musiciens n’osent pas parler de leur pathologie de peur de ne plus être engagés.
Durant son mémoire, à la fois bibliographique et expérimental, Marion Fatemi s’est initiée à la pratique du Taijiquan. Elle met en avant la dimension art. Trop souvent, l’Occident le réduit à un sport. Elle s’intéresse particulièrement à la posture de l’arbre, posture matricielle de la pratique. Elle montre comment jouer du violon à partir de cette posture (Ibid. : 44) et répertorie les effets bénéfiques du taijquan mis en exergue dans diverses recherches : au niveau physique et sur le plan psychologique.
Marion Fatemi a remarqué que la rotation externe maximale du bras gauche du violoniste n’est en général pas suffisante, donc une compensation du rachis en inclinaison latérale gauche survient pour que le coude puisse aller plus loin sous le violon (Ibid. : 37). Elle a expérimenté que la pratique du Taijiquan pouvait améliorer cette souplesse. Cela est confirmé par les études de Cheung (2007) et de Hong (2000).
La violoniste attire aussi l’attention sur la nécessité de regarder la partition qui entrave les mouvements du violoniste. La mémorisation des formes en Taijiquan développe la mémoire du mouvement. Il serait donc peut-être intéressant pour le violoniste de faire du Taijiquan pour apprendre comment engager tout le corps dans un mouvement et pour essayer de jouer par coeur pour ne pas être fixé à la partition (Ibid. : 43).
Je vous livre une partie de la conclusion de cette belle étude : Il serait donc idéal d’éduquer les violonistes à la prévention dès l’académie de musique. Le Taijiquan, en tant que moyen préventif tel qu"il est décrit dans cette étude, paraît très adapté. Il apporterait, en effet, de nombreux bienfaits, aussi bien physiques que psychologiques, qui font défaut aux violonistes. Il permettrait une amélioration de la proprioception et de la souplesse du violoniste, un maintien de sa force musculaire, une variation des muscles sollicités, un apprentissage de l’engagement du corps entier dans le mouvement, une mémorisation plus aisée des mouvements à effectuer, et une position plus facile à prendre. À ces bienfaits physiques viennent s’ajouter les bénéfices psychologiques : le Taijiquan pourrait diminuer l’anxiété et les épisodes dépressifs du violoniste et améliorer son humeur, sa mémoire et sa concentration. De plus, la pratique du Taijiquan rentre dans les normes des recommandations de l’OMS tout en respectant l’intégrité du pratiquant. Elle ne nécessite pas de matériel particulier et peut se pratiquer en plein air tout seul ou en groupe. Il serait donc intéressant, par la suite, d’effectuer des études sur ce sujet pour apporter des preuves scientifiques à ces hypothèses (Ibid. : 47).
Ralentir
Depuis longtemps, j’ai fait mien l’objectif des pratiques taoïstes de mettre en résonance le corps humain, le corps social et le corps cosmique. De nombreuses publications nous alertent sur l’état de la planète, sur les dommages irréversibles. Les arts internes permettent de ressentir au plus profond de notre chair le lien vital avec la nature vivante. Ils nous apprennent la gestion des énergies : économie, recyclage, transformation. On peut dire que c’est une écologie profonde au sens de Arne Naess (2020). En ce qui concerne les mutations profondes au niveau social, les travaux d’Hartmut Rosa sur l’accélération et l’aliénation (2013, 2014) ainsi que ses propositions pour essayer d’y échapper — résonance (2018) et indisponibilité du monde (2020) — sont magistrales quant aux apports possibles des arts internes. Pour Hartmut Rosa, l’accélération engendre des formes d’aliénation sévères relatives au temps, à l’espace, à soi, aux autres et à l’environnement. La vie bonne se caractérise, selon lui, par l’instauration et le maintien d’axes de résonance stables. Il nous invite à rendre le monde indisponible : remplacer la volonté de contrôle par l’acceptation de l’inattendu. La pratique du Taijiquan permet de ralentir le geste extérieur tout en calmant le tumulte intérieur. En se reconnectant avec sa nature profonde, le pratiquant se réinsère harmonieusement dans l’espace et dans le temps. En cultivant une conscience aiguisée de soi, des autres et de son environnement, cet art de vie permet de mieux s’ouvrir aux opportunités.
Conclusion
Les musiciens sont touchés par les TMS et par le stress, même les étudiants en souffrent. Ils sont souvent comparés à des sportifs de haut niveau. Divers travaux montrent les effets positifs du Taijiquan sur ces problématiques. Une approche innovante des gestes et postures fondée sur les principes de cet art de vie a été développée avec l’équipementier automobile Faurecia. Elle a été utilisée dans d’autres domaines, notamment avec des musiciens. L’expérience avec quelques musiciens solistes s’est révélée très féconde. L’application avec un orchestre n’a pas pu se faire dans un contexte approprié. Les arts internes chinois permettent de travailler en profondeur la mécanique du geste, la perception, l’imagination ainsi qu’une conscience amplifiée. Ils offrent également des pistes intéressantes au niveau des problèmes causés par l’accélération exponentielle et l’épuisement généralisé. Pour pouvoir accéder à cette approche transformante, un changement de paradigme est nécessaire. Nous devons d’une part sortir du culte de la performance et de la dévotion au spectacle, reflet de notre société consumériste (Long, 2021) et d’autre part nous méfier des recettes proposées par l’industrie du bonheur centrée sur l’individualisme (Illouz & Cabanas : 2018). Je ne pense pas néanmoins que la coopération totale et l’altruisme complet soient des solutions. La lecture de La méthode d’Edgar Morin montre que tout système (vivant et technique/technologique) comporte et produit de l’antagonisme en même temps que de la complémentarité. Le Taijiquan permet d’en faire l’expérience.
* Eric Caulier est docteur en anthropologie (Université Côte d'Azur). Il a été initié aux cinq styles majeurs de taijiquan (6ème duan) et aux principaux arts internes (diplômé de l’Université d’Education Physique de Pékin) lors de ses nombreux séjours en Chine. Elève proche d’experts reconnus, Eric Caulier approfondit les différentes fonctions du geste - santé, combat, rituel - dans divers contextes (universités, fédérations, transmissions traditionnelles). Des collaborations avec différentes facultés universitaires (éducation physique, philosophie, sociologie) l’amène, dès la fin des années 1990, à se ré-approprier les pratiques étudiées en Chine et à créer sa propre approche de l’ergonomie qui part du corps et de la réalité du travail.Dans le cadre de Mons, capitale culturelle européenne en 2015, il réalise avec le MIC (Microsoft Innovation Center) un jeu éducatif (technologie Kinect, images en 3D) d’apprentissage du taijiquan. Grâce à Numédiart, il poursuit cette exploration du mouvement avec les nouvelles technologies. En 2016, il participe à la fondation du CoSoCo, groupe de recherche exploratoire interrogeant les rapports entre conscience, soins et cognitions d'un point de vue transdisciplinaire.
Vous pouvez retrouver ses travaux et ses contenus sur sa page : ericcaulier.mystrikingly.com, son blog : https://eric-caulier.ghost.io/, sa chaîne Youtube : https://www.youtube.com/user/ericCAULIER , son site : www.taijiquan.be ou ses podcasts : https://anchor.fm/caulier
** Pour les musiciens intéressés, vous pouvez également consulter cet ouvrage : « Le Qi Gong du musicien: L'art du corps dans l'art des sons » de Reine-Brigitte SULEM, Alexitère éditions, 2007.