Par Laurent CHATEAU
La notion de féminin sacré envahit l'espace de la presse féminine ou relative à la psychologie ; de nombreux stages de développement personnel sont organisés sur cette thématique, en forêt ou en ligne. Créneau porteur, quantité d'ouvrages sont édités sur le sujet : "Le grand livre du féminin sacré", "Le nouveau féminin sacré", "Féminin sacré : rencontrez la déesse qui sommeille en vous", "Mon cahier féminin sacré", etc. sans oublier les publications qui viennent saluer le réveil de "la sorcière" qui sommeille en chaque femme. Le moteur de recherche le plus célèbre d'internet recense plus de 343 000 entrées sur les mots-clés de "Féminin sacré" lorsque le "Masculin sacré" n’atteint péniblement que 54 700 citations, soit près de 6 fois moins que son homologue féminisé.
Cette sur-représentation s'explique probablement par le nécessaire rééquilibrage de la place et de l'image de la femme dans nos sociétés occidentales, à dominante patriarcale ou phallocratique. On pense notamment à la juste répartition des tâches ménagères dans le couple, à l'égalité de salaire en cas de poste identique, à l'accès équitable aux postes à responsabilité, au légitime respect dans le monde du travail ou dans la rue, en réponse au mouvement #Metoo...
Si ces revendications sont légitimes, il convient de ne pas confondre le genre ou le sexe avec la polarité féminin/masculin qui réside en chaque individu, au risque de créer une séparation nouvelle au sein des communautés hommes/femmes, déjà largement fracturées. Si on remplaçait féminin par rouge et masculin par vert, il ne nous viendrait pas à l'idée de dire que le rouge doive l'emporter sur le vert, de célébrer la sacralité du carmin plutôt que celle du sinople. Ce serait absurde car on ne verrait pas l'intérêt d'une querelle entre deux couleurs, d'un combat entre deux fleurs, d'une joute entre deux nuages, de devoir opter pour sa jambe gauche plutôt que pour sa jambe droite.
Ainsi et pour aller au fait, les polarités ne se comparent pas (comme deux fleurs), elles se complètent (le bouquet) pour faire apparaître une harmonie d'ensemble, l'expression même de la vie. En toute chose, pensons-y bien, comparer c'est séparer. Mieux encore, le féminin comme le masculin sont deux polarités (décrites en bas de cet article) qui ne peuvent exister l'une sans l'autre et tout déséquilibre fait naître la contrainte et le mal-être (et non pas le mâle-être ;-). A l'image du Yin-Yang, du jour/nuit ou des deux jambes qui permettent la marche, on ne peut célébrer l'une sans célébrer l'autre. Le texte fondateur de la voie du Tao recommande de "connaître le masculin et de préserver le féminin pour ainsi devenir le ravin du monde" (Tao Te King, 28), traduit parfois par "Quand masculin et féminin se rejoignent, toutes choses s’harmonisent". Il déclare également que "Chaque être est le mélange engendré par le Yin et le Yang"" (Tao Te King, 42). Célébrer le féminin en oubliant le masculin revient à reconnaître la nuit sans recevoir le jour, à fêter la lune en oubliant que sa clarté n'existe que parce que le soleil lui donne son reflet. Que ce soit pour le masculin comme pour le féminin, les polarités ne fonctionnent qu'ensemble et ne reconnaître par exagération que l'une d'entre elle, fait instantanément surgir un déséquilibre, une dysharmonie, une séparation, pathogène dans la durée, à commencer dans les relations supposées unir les femmes aux hommes et les hommes aux femmes (si on en vient à associer la femme avec la féminité et l'homme avec la masculinité). Dans le même esprit, l’écriture prétendûment inclusive est largement excluante, séparative (les points) et a tendance à faire reculer le beau de la langue. Un article a évoqué ailleurs cette question.
La féminité (comme la masculinité) renvoie à une polarité énergétique présente en chaque individu et non à un genre ou à un sexe. Une femme n'est pas intégralement féminine, un homme n'est pas intégralement masculin. A l'image des deux serpents délovés autour du caducée, en chaque individu sourd et s'unit les deux polarités ; la question actuelle des "trans" et des "bi" traduit cette réalité énergétique. Certaines femmes sont ainsi bien plus masculines que certains hommes, certains hommes bien plus féminins que certaines femmes. Réduire la femme à la féminité (comme l'homme à la masculinité), c'est ne pas comprendre le jeu de la bipolarité dynamique et du Yin/Yang. Célébrer l'un sans l'autre, c'est fêter les racines de l'arbre sans ses feuilles et sans ses fruits, ou bien les fruits sans les racines dans le cas d'une masculinité exclusive. Par son attirance pour le paradoxe, un taoïste goûterait davantage la célébration du masculin sacré chez la femme et du féminin sacré chez l'Homme. Là serait l'équilibre véritable, l'installation durable de l'harmonie et le retour à l'Unité et à l'origine. Cette combinaison des polarités est l'une des raisons pour lesquelles la culture taoïste a toujours préféré le printemps et l'automne à l'été et à l'hiver.
Intuitivement, on ressent qu'au-delà des polarités et des dualités d'apparence, le mot important s'appelle le sacré, parce qu'il renvoie à l'unité et au non-dual. Dans la symbolique des nombres taoïstes et du retour alchimique à l'origine , le 2 (du masculin/féminin) résonne avec la fusion du couple qui est l'amorce vers l'unité absolue, le Un suprême, le Taï Yi.
On comprend ici que l'intitulé véritable des stages, des livres, des reportages ou des articles devraient renvoyer exclusivement au sacré ("Le sacré en nous" par exemple) ou faire systématiquement allusion à la double polarité féminin/masculin ("La voie du masculin/féminin sacré" par exemple), présente en chacun de nous, sans exclusive et quel que soit son sexe. En procédant de la sorte, on ne renforcerait pas inconsciemment l'opposition croissante et communautaire qui s'installe entre les hommes et les femmes. On contribuerait au contraire à une convergence, à l'installation d'une plus grande unité entre les individus, finalement proches et égaux devant leur recherche d'harmonie et d'équilibre intérieurs.
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Les attributs (vertus) généralement associés à la polarité féminine (Yin) sont les suivants : l'intuition, l'imagination, le rêve, le calme, la patience, la douceur, l'harmonie, l'intégrité, la réflexion, l'introspection, l'écoute, le silence, la confiance, la créativité, l'amour inconditionnel, la compassion, le non jugement, la vulnérabilité, la communication des émotions, la relation, le pardon, la guérison et le soin, le courage, l'indépendance...
Les attributs (vertus) généralement associés à la polarité masculine (Yang) sont les suivants : La logique et la rationalité, l'action, la capacité à décider, le sens de la stratégie, la rapidité, la prise de risque, l'audace, l'affirmation de soi, le dépassement de soi, la force, la capacité de concentration, la création, la capacité à survivre, la persévérance/volonté, le sens du résultat, la conquête, la justice, le respect de la vie, la protection, le bonheur collectif (cité athénienne...)
Cette dichotomie est par ailleurs largement contestable et diversement interprétée par les traditions et les auteurs. Ainsi, la créativité est parfois associée à l'une ou l'autre des polarités, le courage peut-être librement attribué à la polarité féminine qui protège l'enfant ou masculine qui protège l’innocent ou le démuni (le chevalier), le silence est Yang et masculin (pas de son dans l'espace), etc. Dans la tradition taoïste, le Yin est dans le Yang et réciproquement. Tout cela est finalement bien relatif.