Par Laurent CHATEAU
Il ne se passe pas une journée sans que la presse économique ne traite la question de la "création de valeur", sans qu'un dirigeant n'y fasse référence dans le monde du travail, avec des trémolos angoissés dans la voix. Des associations ont été créées en son nom, toute stratégie doit lui être soumise. Elle dicte le sens et les choix posés, explique les efforts demandés aux collaborateurs, vante l'esprit du sacrifice, oriente la politique d'innovation et les arbitrages budgétaires.
Nouvelle quête du Graal, référent de communication incontournable et régulateur du monde des affaires, sans doute serait-il utile de définir en quelques mots de quoi on parle et d'en profiter pour se poser la question de ce que la nature penserait de ce concept éminemment humain.
De quoi parle-t-on dans le monde économique ?
Si l'on en croit Wikipedia [1], la notion de « valeur » relève de deux champs distincts :
- Le champ philosophique, moral ou éthique où les ‘valeurs’ posent la question de la "moralité" de l'action et de son fondement, servent à évaluer et distinguer le bon du mauvais,
- Le champ économique et financier pour lequel la ‘valeur’ renvoie selon le courant de pensée, à deux définitions possibles : l'une "subjective", l'autre "objective".
La conception "subjective" définit la valeur comme l'expression de l'intérêt qu'un agent particulier porte à un bien ou à un service (J'aime/J'aime pas). Cet intérêt résulte d'un processus psychologique d'évaluation et non économique.
La conception "objective" de son côté pose que tout bien a une valeur indépendante de l'observateur. Elle résulte des conditions de sa production et de ce qui peut être déterminée par un calcul économique, à partir des conditions et des coûts de production du bien ou du service. Le prix est alors généralement considéré comme la mesure de cette valeur.
La "création de valeur" fait référence au processus par lequel les besoins des parties prenantes sont satisfaits. Elle permet de proposer de nouveaux services, de développer de nouveaux produits, d’améliorer le processus de l’entreprise et de relier l’entreprise à ses partenaires efficacement (investisseurs, actionnaires, créanciers...). Au-delà de la satisfaction de ses parties prenantes et sans le dire de manière explicite, la création de valeur cherche à renforcer la productivité de l'entreprise et à diminuer ses coûts.
Dans cette dernière acception, on découvre ici qu'on est bien loin de la fameuse devise philosophique qui déclame que " ce qui a un prix n'a pas de valeur, ce qui a de la valeur n'a pas de prix", provenant probablement de cette citation nietzschéenne selon laquelle : "Tout ce qui a son prix est de peu de valeur". A rebours, la valeur du monde économique est bien à entendre ici en espèces sonnantes et trébuchantes, elle doit pouvoir s'entendre ("c'est l'or, monsignor") et se chiffrer, déboucher ultimement sur le mot désormais grossier et désuet de "profit".
Sans s'y attarder plus longtemps, on se contentera d'observer que le monde économique valorise le prix lorsque les philosophes et les sages lui préféraient ce qui ne pouvait se quantifier. La valeur économique d'aujourd'hui doit pouvoir être étalonnable et transformée en "actifs", bien éloignée de la valeur romantique et "passive" de ce qui nous rend humain et qui ne saurait se monnayer : la liberté, l'égalité, la justice, l'amour, l'amitié ou la fraternité, la beauté, etc. Tout cela contient pourtant une valeur intrinsèque et objective, malgré notre incapacité à lui en attribuer un prix.
Dans le contexte d'inflation sémantique et de surenchère du moment, le terme de "valeur" lui-même semble déjà déclassé puisqu'il est de plus en plus fait référence dans la littérature économique au terme de "Survaleur" (ou goodwill" en anglais) qui représente la différence entre la valeur de marché (ce qui explique que le marché est prêt à acheter plus cher votre produit ou votre service) et l'actif net du bilan d'une entreprise. C'est ainsi qu’une marque d'entreprise par exemple peut être considérée comme de la "survaleur" et valorisée comme telle dans le bilan comptable d'une organisation.
Le compromis de l'approche systémique de la "Valeur"
Au carrefour des définitions évoquées plus haut, les spécialistes des méthodes systémiques [2] de la « Valeur » préfèrent opter pour le bon sens et le pragmatisme. C’est ainsi qu’il définissent la « valeur » pour quelqu’un, comme quelque chose qui augmente avec son utilité (ce qu’elle lui apporte) et diminue avec ce qu’elle lui coûte. A bien y regarder, ce rapport « bénéfices / coûts » n’est-il pas celui qui motive la plupart d’entre nous au quotidien ?
La formule généralement utilisée pour définir la « valeur » dans les modèles est la suivante :
VALEUR = UTILITÉS / COUTS
ou bien
VALEUR = SATISFACTION DES BESOINS / RESSOURCES CONSOMMÉES [3]
La « valeur » de quelque chose est en outre hautement subjective et propre à la personne. La « valeur » de quelque chose représente donc le rapport entre son utilité personnelle et les ressources que cette personne est prête à y consacrer.
Dans la conception systémique de la Valeur :
- les besoins (l’utilité) sont "subjectifs" : ils relèvent pourtant de l’économie puisque leur évaluation est potentiellement quantifiable (sur une échelle de 1 à 10 par exemple). Les besoins à satisfaire incluent l’utilité rationnelle (manger, boire, se déplacer…) mais aussi la beauté, le bon, le vrai et sont intimement liés aux ‘valeurs’ de chaque personne.
- les ressources consommées sont "objectives" : elles incluent les coûts financiers ET les autres ressources : matières, énergies, temps, inconfort…Une partie seulement des ressources est quantifiable en termes financiers. Notons également que le coût financier contient lui-même quelque chose de fondamentalement subjectif dans la mesure où son ressenti sera perçu très différemment selon la situation financière des personnes.
- Le rapport entre les deux est lui-même et par surcroît "subjectif" puisque la perception par la personne de l’impact de la chose, l’équilibre entre l’utilité et les coûts ne peut être étalonné.
En résumé, l’approche systémique de la « Valeur » relève de manière dominante du bon sens et sa définition la plus simple pourrait être la suivante :
Création de valeur = faire plus de bien avec moins de biens, ensemble.
De très nombreuses méthodes de création de Valeur et de (re)conception de solutions existent [4] , déployées dans tous les domaines de performance de l’entreprise (refonte des processus de fabrication, qualité de vie au travail, accidentologie, etc.). Elles visent à identifier des pistes de solutions capable de maximiser la satisfaction des besoins tout en minimisant les ressources consommées. Cette vertu d’optimisation et de diminution des ressources consommées peut contribuer à limiter l’impact des activités humaines sur l’environnement et faciliter l’ouverture de l’entreprise vers de nouveaux modèles économiques comme l’économie fonctionnelle, l’économie circulaire ou encore l’entreprise régénérative. L’approche ‘système’ propose un paradigme différent du cartésien, efficace pour les sciences du vivant, de la cybernétique, de l’ingénierie ou des sciences sociales.
Qu'est-ce que créer de la valeur au sens de la nature ?
Conséquence malheureuse de la domination d’une conception ‘objective’ de la valeur, certains acteurs humanitaires ou environnementaux sont désormais réduits à quantifier monétairement les "actifs" de la nature : une forêt, une rivière... pour pouvoir créer des entités juridiques capables d'être défendues devant un tribunal. Preuve ultime de son éloignement à son origine de nature et nivellement par le bas, Homo Sapiens Sapiens se trouve aujourd'hui dans l'obligation de financiariser le vivant pour mieux le protéger. Notre espèce se voit aujourd'hui contrainte de ramener la nature au niveau de l'homme plutôt que d'amener l'homme au rang de la nature, d'opter pour la compression plutôt que pour l'expansion, de réduire le macrocosme à l'échelle étriquée du microcosme, en perdant au passage l'occasion d'apprendre et de grandir.
La définition de la valeur pour la nature est très éloignée du concept adopté par les financiers ou les amoureux d'équations. La valeur "naturelle" des choses est en réalité proche de celle des philosophes et de la systémique. On pourrait par raccourci considérer ici que ce qui a de la valeur pour la nature est ce qui permet l'existence et la manifestation de ce qui vit, dans son expression exhubérante, créative et sans limite. Tout ce qui existe sur notre plan de réalité a un sens pour la nature, même si on n'en comprend pas encore tous les contours, les rôles ou les liens réticulaires dans la chaîne alimentaire ou dans l'équilibre des écosystèmes. Supprimez le fragment d'un acide aminé dans le corps et vous le rendrez malade. Supprimez le micellium de l'humus et les arbres auront beaucoup de difficultés à communiquer entre eux. Supprimez la lune et la Terre quittera son orbite, supprimez le soleil et vous supprimerez toute vie sur Terre à l'exception de quelques rares bactéries. Supprimez les nuages et vous obtiendrez un désert stérile. Chaque chose a de la valeur pour quelque chose d’autre dans la nature même si on ne peut en percevoir toutes les ramifications combinatoires et qu'on est incapable de quantifier les contributions intimes de chaque acteur naturel, en temps ou en euros.
On pourrait ainsi résumer de manière apophatique la notion de valeur systémique pour la nature [5] par la formule suivante : "Si le fait d'enlever quelque chose ne perturbe pas le fonctionnement et l'équilibre harmonieux de l'ensemble, alors ce quelque chose n'a pas de valeur au sens de la nature". L’évolution s'est pas privée d'appliquer ce principe puisque 98% des espèces portées par la Terre depuis sa création ont disparu à l'heure à laquelle on parle. A cet égard, l’espèce humaine ne fait pas exception à la règle et pourrait au passage s’interroger sur son utilité et sa valeur au sens de la nature et du vivant (même si l’arbitrage pourrait être violent).
Plus près de nous, si on applique ce principe dans le monde de l'entreprise, le résultat est étonnant. Jugez plutôt. Une entreprise pourrait-elle continuer à fonctionner sans client ? C'est rare et forcément temporaire. Sans collaborateurs ? Même à l'époque de l'IA, c'est peu probable. Sans ressources environnementales ? Pas davantage. On le voit clairement ici, les clients, les collaborateurs ou la planète apportent de la valeur à l'entreprise.
En revanche, prenez les actionnaires : une entreprise pourrait-elle continuer à exister sans actionnaires ? Pour certaines, la réponse est "oui" même si elles ont toujours au moins un propriétaire. Une entreprise pourrait-elle continuer à fonctionner sans l’État ? La réponse est "oui" puisque l’État n'a pas toujours existé (Far West américain), que certains mouvements anarchistes appellent à sa disparition et que certaines sociétés traditionnelles (peuple natifs…) s’en passent depuis toujours. Dans le monde économique et même s’il rend certains services justifiant le paiement de l’impôt (routes, règlementation, protection…), l’utilité de l’État n’est pas garantie, les actionnaires apparaissent de leur côté facultatifs et n'apportent pas de valeur au sens de la nature. Leur disparition n'aurait globalement que peu d'impact sur l'existence même de l'entité "entreprise". Le marché pourrait se réguler plus ou moins bien et plus ou moins rapidement sans l’État et les financements être trouvés autrement. Le cas des "Banques" est plus ambigu et pourrait être discuté.
On le voit ici, s'il devait être appliqué, le raisonnement par la valeur au sens systémique appliqué par la nature pourrait avoir des répercussions majeures sur le fonctionnement du monde des affaires. Il vient nous aider à comprendre que nos sociétés entretiennent bien un rapport anthropique, artificiel et financiaro-centré à la notion de valeur.
D'autres raisonnements par la valeur sont aussi possibles
En prenant toujours davantage de champ, d’autres approches de la valeur et de la nature peuvent être convoquées. On pourrait en effet considérer que ce qui apporte de la valeur est la réponse qu'apporterait le vivant à une question que l'on se pose, la proposition qu'apporteraient un arbre, un animal, son corps ou la nature dans son ensemble (cf. les 4 enseignants de vérité) à cette question. Dois-je construire un hôtel sur cette côte littorale préservée ? Que répondrait un arbre à cette question ? Dois-je accepter ce poste à responsabilité qui va m'éloigner de ma famille et m'obliger à renoncer à mes biorythmes ou hobbies préférés ? Que répondrait mon corps à cette question ? Dois-je finir ce week-end le rapport que mon directeur attend ou partir courir ou faire du sport ? Que répondrait mon chien à cette question ? Le monde doit-il maintenir en Afrique ou en Inde son explosion démographique ? Que répondraient la nature et la biodiversité à cette question ?
La valeur pour la nature est une réponse d'évidence dans la direction de ce qui préserve la vie et son équilibre d'ensemble. C'est ce que la tradition taoïste appelle le "non agir" (WuWeï) et qu'il serait sans doute plus correct de traduire par l'"agir-juste".
Cet "Agir juste" peut également s'exprimer par le Principe de la Frugalité. Créé de la valeur ce qui perturbe le moins possible ce qui est déjà équilibré et dans un état d'harmonie, opter pour ce qui consomme le moins de temps, de matière, de gestes, de ressources, etc. Si le fruit de mon action ne perturbe pas ce qui est équilibré, il peut apparaître comme créant de la valeur et de la vie. Si le résultat de mon action perturbe les équilibres vitaux, détruit la manifestation harmonieuse de la vie et sa capacité à créer, alors je détruis de la valeur et mon action n'est plus "juste". A certains moments, ne plus agir est le meilleur moyen de créer de la valeur, le moyen de ne pas détruire et de ne pas prélever. On retrouve cette idée dans le Tao Te King qui déclare que "le voyageur véritable est celui qui ne laisse pas de traces".
Conclure enfin en précisant que la création de valeur par et pour la nature repose sur ce qui permet à tout et à tous de circuler. La valeur se crée lorsque tout et tous circulent sans effort, répondant à une utilité, connue ou inconnue. Si l'on se place sur le plan de l'énergie, la création de valeur devient maximale lorsque l'énergie circule à son plein potentiel.
Dans le domaine médical, on appelle cela la santé, en physique des particules, on appelle cela la lumière, sur le plan de la conscience, cela s’appelle l'Amour.
* Un grand merci à Olaf de Hemmer Gudme pour les échanges qui ont permis de nourrir cet article 🙏.
[1] Se référer également sur Wikipedia au concept de "Création de valeur".
[2] L’approche ‘système’ propose un paradigme différent du cartésien, efficace pour les sciences du vivant, de la cybernétique, de l’ingénierie, des sciences sociales ...
[3] Cette définition fait l’objet d’une norme européenne NF EN 16271, déjà intégrée dans la version de 1994 de la norme Qualité ISO 9001.
[4] « Valeur(s) & Management » Olaf de Hemmer Gudme et Hugues Poissonnier, 2e Ed° EMS 2017
[5] Une bonne façon de vérifier si quelque chose a de la valeur pour quelqu’un est de le supprimer et de voir comment il réagit ! 🙂