Le Yin/Yang est une illusion fractale et quantique

Cet article technique se propose de renouveler la lecture classique de l’un des piliers de la pensée taoïste et fondement du vivant : le Principe du Yin/Yang. Il est le fruit d’inspirations successives et de l'observation d'une focalisation excessive sur le « 2 », simplification outrancière qui peut amener à un contre-sens d'interprétation. Mieux que cela, une analyse attentive nous apporte l’information que le « 2 » est une illusion et que le symbole du Yin/Yang porte de manière visuelle certains enseignements de la physique quantique. Explications.

· Concepts taoïstes

Par Laurent CHATEAU

Le symbole du Yin/Yang dans sa forme répandue est appelé « TaïJiTu », le "symbole de la bascule suprême". Il a au moins 1 000 ans d'existence et prétend représenter l’impermanence et l’interdépendance des choses et des événements de notre monde terrestre.

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On connaît le jeu des oppositions faciles que l’on fait porter à notre pauvre Yin/Yang : Jour/Nuit, Masculin/Féminin, Clair/Obscur, Mobilité/Immobilité, etc. Cette dualité commode traduit mal les 2 Principes du vivant qui le portent, notamment l’engendrement mutuel et la bipolarité dynamique créative. A dire vrai, le Yin est ce qui va devenir Yang, le Yang est ce qui va devenir Yin. De la même manière, le Yang a besoin du Yin pour apparaître, le Yin a vocation à se manifester dans le Yang. Nous avons détaillé ailleurs ces notions.

Ce rabougrissement interprétatif du Principe du Yin/Yang au « 2 », renvoie à une inclination occidentale naturelle et très positiviste qui consiste à classifier et à catégoriser, par facilité mentale et au nom d’une taxonomie cartésienne, profondément enracinée dans l’esprit matérialiste de notre époque et que l'on pourrait appeler pour sourire, "la case de l'oncle Homme".

La photo n'est pas le film

Dans les faits cependant et pour aller à l’essentiel, l’erreur est totale car la lecture binaire du Yin/Yang oublie une force fondamentale qui est celle du mouvement.

Le symbole qui nous est parvenu du fond des âges est en réalité un arrêt sur image, une photo qui traduit mal la mobilité de la pellicule du vivant, la dynamique de sa rotation. La tête et la queue du Yin et du Yang, représentées traditionnellement par des poissons, tentaient du mieux qu’elles le pouvaient, de traduire ce mouvement et cette giration.

Et pourtant, une affiche de film ne pourra jamais raconter le film. Le symbole du Yin/Yang est l'affiche imprécise du film de la vie, un instantané qui ne peut couvrir à lui seul la réalité de tout ce qui se joue. Sans être parfaite notamment parce qu'elle inverse le sens de la rotation, une représentation approchante de la dynamique du Yin/Yang pourrait être la suivante :

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Le « 2 » du Yin/Yang est une illusion, il ne peut être que « 1 » ou « 3 »

Allons plus loin. Aussi parfaite qu’elle soit, la représentation symbolique du Yin/Yang nous fait passer à côté d'une information capitale. Le « 2 » n'est qu'une illusion ! Le « 2 » d'apparence du TaïJiTu n'est que le passage vers la manifestation du réel que génère le « 3 ». Le « 3 » est la 3è dimension qui est celle de la manifestation, le chiffre indispensable à la création de tous les possibles, le préalable à la création des 10 000 êtres comme le précise le Tao Te King et du réel. Pour qui sait le voir, le symbole de la « bascule suprême » représente le « 3 » car il nous faut ajouter le mouvement (et le temps) à la représentation statique, bicolore et apposée du Yin et du Yang. C’est du mouvement du couple que nait l’enfant. C'est du mouvement du Yin/Yang que nait la Vie. A oublier le mouvement et la temporalité, on récupère une illusion, une fausse dualité, de celles qui égarent les hommes pendant des millénaires. Le mouvement est la fille des Principes 2 et 3 de notre modèle du vivant qui en comprend 18. Ces deux Principes évoqués plus haut, sont l'interdépendance et l'impermanence. De ces 2 Principes naissent le mouvement et le « 3 ». Oublier le mouvement dans le Yin/Yang, (le sinologue Cyril Javary en a parlé doctement), c'est ne pas comprendre les lois qui fondent la vie et interpréter de manière erronée ce symbole connu de tous.

C’est ainsi que l’on pourrait dire par résumé que le Yin/Yang est « 2 » dans l'instant mais qu'il ne peut être que « 1 » ou « 3 » dans le mouvement.

Pour la plupart d’entre nous, le Yin/Yang tourne dans le sens des aiguilles d’une montre (dextrogyre) permettant au « 2 » d’engendrer et de manifester le « 3 », une pensée, une intention, une parole, un geste. Cette manifestation peut être captée et interprétée sur le plan terrestre par un modèle à 5 tonalités énergétiques (le modèle des 5 « éléments »), un modèle à 8 tonalités (les 8 trigrammes du BaGua) ou à 64 tonalités (le Yi Jing). Le mouvement vers la droite entraîne une perte d’énergie (YuanQi) qui fait descendre le disque du Yin/Yang jusqu’à la mort physique de l’individu.

Pour les hommes et les femmes en quête de l'immortalité, le Yin/Yang a vocation au contraire à fusionner avec le « 1 » suprême, le Taï Yi, sur la Voie du retour à l’Origine. Les exercices méditatifs et l’alchimie taoïste vont chercher à faire tourner la roue du Yin/Yang dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (senestrogyre) afin de faire monter le disque vers le Ciel.

L’illustration ci-dessous traduit cette cinétique énergétique.

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C'est ainsi que le Yin/Yang est soit "1" soit "3" selon le mouvement énergétique qu’on souhaite impulser, actif et Yang vers le "Un" alchimique, passif et Yin vers le "3" de notre réalité d'incarnation. Il apparaît de fait que le Yin/Yang ne peut être « 2 » qu’une fois arrêté et observé, un peu à l’image de la roue des couleurs de la loterie, qui passe du blanc à grande vitesse à l’une des couleurs qui la constitue quand elle s’arrête.

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Le Yin/Yang est quantique

Mais poursuivons notre voyage interprétatif au-delà de l’idée que le « 2 » est en réalité « 1 » ou « 3 ». On peut en effet aller plus loin et retrouver certaines propriétés de la physique quantique qui nous dit qu’un phénomène dans l'infiniment petit peut traduire la superposition simultanée de 2 états différents, que la lumière peut être à la fois une onde ET une particule, qu'elle porte en elle ces 2 états potentiels et que le simple fait d'observer un photon l’oblige à choisir entre l’un ou l’autre des états (onde ou particule).

De la même manière, l'observation figée du Yin/Yang "oblige" la lecture du « 2 », à choisir entre l'onde et la particule, alors que la compréhension véritable du réel suppose d’envisager le mouvement et la superposition possible des états du « 1 » et du « 3 », du Yin et du Yang, suppose de ne pas avoir à choisir, d'avoir la possibilité d'opter pour le "ET" plutôt que pour le "OU".

Le Yin est Yang, le Yang est Yin

Mais si l'on voulait réellement aller plus loin, on dirait que Yin peut être interprété comme Yang et que Yang peut être interprété comme Yin, une révolution copernicienne au pays de la confortable dualité. Yin peut se superposer à Yang et Yang se confondre avec Yin. On pourrait même probablement envisager un Yin/Yang miroir de « non-Yin » et de « non-Yang », un peu à l’image de la matière noire en astrophysique ou des particules inversées, mais on n’explorera pas cette voie ici pour éviter les vertiges cérébraux.

Pour l’heure, comme le photon qui peut être onde et particule, contentons-nous de la possibilité que le Yin puisse être Yang et le Yang puisse être Yin.

On sait déjà que le Yin est dans le Yang, le Yang est dans le Yin. C’est le petit point blanc dans le noir, et le petit point noir dans le blanc. Dans le cas de la respiration par exemple, l’inspiration est Yin car peu propice au mouvement. Les Poumons cependant gonflent et s’expansent, gagnent en oxygène (Yang). A l’inverse, l’expiration est majoritairement Yang car propice à l’action (pousser un meuble par exemple). Les Poumons cependant se vident et rapetissent (Yin). Le TaïJiTu est bien reconstitué. On voit bien que le résultat est différent selon que l’on se place au niveau du corps ou au niveau de l’organe, que l'analyse conclut à un phénomène Yang au niveau corporel et Yin au niveau organique. Alors la respiration est-elle Yin ou Yang ?

Prenons un autre exemple. L'avant du corps est Yin (RenMaï) mais au-delà de la distance des bras, l'avant est Yang et représente l'avenir. L'arrière du corps est Yang (DuMaï) mais au-delà de la distance des bras, l'arrière est Yin et représente le passé. Si l’on prend encore davantage de champ, devant soit devient l’horizon de la Terre qui est Yin. Si on va encore plus loin, on quitte toujours devant soi la planète et on rejoint le Ciel et l’espace qui sont Yang. Alors "devant-soi" est-il Yin ou est-il Yang puisqu'il se transforme dans notre exemple et devient alternativement Yin puis Yang puis Yin puis Yang à nouveau selon la distance qui nous sépare du "devant" ? En fait, on ne sait plus très bien ou alors "les 2 mon général". Tout est affaire de granulométrie et de prise de distance, de ce que souhaite mesurer l’observateur un peu comme dans l'exemple repris par Einstein, où le voyageur se croit immobile dans son wagon alors que le paysan le voit défiler à vive allure. De fait, c’est la « taille de découpage » et le niveau d’analyse de l’observateur au moment de l’observation qui vont déterminer le résultat de la recherche, si dans notre exemple, l’avant du corps est finalement Yin ou Yang.

Prenons un autre exemple. La Terre est Yang pour un ver de terre. Il crée le vide Yin par la cavité qu’il produit et rencontre le plein Yang du matériau dur et solide qu'il aère. Au niveau de l’Homme, la Terre équilibre les polarités Yin/Yang et crée le lien entre les 2 polarités. Vue du Ciel, la Terre est Yin car elle est lourde et en bas. Alors la Terre est-elle Yin ou Yang ? Ou bien les deux ?

Un autre exemple avec le cerveau gauche (Yang et rationnel) et le cerveau droit (ou les zones neurologiques qui leur sont associées) supposé Yin, créatif et intuitif. Il faut pourtant raisonner pour prendre conscience de son intuition et de sa créativité. Symétriquement, il faut de la rationalité, de la technique, de la structure et de l’esprit analytique pour traduire ce que l’intuition ou l’inspiration créative propose. Une idée (Yin) sans talent pour l’exécuter (Yang) ne sert pas à grand-chose. La réalisation elle-même (Yang) peut permettre la germination de nouvelles idées (Yin) pour améliorer la réalisation ou la dupliquer dans d’autres domaines. Le Yin de la créativité peut ainsi germer de la production analytique du Yang. L’idée Yin a besoin du bon sens analytique du Yang pour exister. Alors une idée est-elle Yin ou Yang ? Le résultat produit est-il Yin ou Yang ou bien les deux ?

On pourrait prendre également l’exemple Yin du passé (souvenirs, expériences, mémoires) qui explique pour partie le Yang du futur (conditionnements, croyances, réflexes…) ou bien l’hiver d’aujourd’hui qui correspond à l’été qui existait sur la Terre il y a 8 000 ans. On le voit au travers de ces quelques exemples, les frontières se floutent et ce que l'on prenait pour l'un s'avère être l'autre et ce que l'on prenait pour certain, devient finalement très relatif.

Une illustration par le proto-symbole du Yin/Yang

Cette notion de la superposition des états peut s’illustrer en convoquant l’ancêtre du Yin/Yang et le symbole historique qui a amené à l'invention du TaïJiTu au XIè siècle de notre ère. Plus ancien, il peut aider à comprendre sa structure, sa construction et son intention.

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Ce symbole est généralement interprété de manière séquentielle et asynchrone : un Yin puis un Yang puis un Yin ou bien un Yang puis un Yin puis un Yang. Par une superposition habile des états successifs, il est une représentation symbolique des trigrammes du Feu et de l’Eau et on peut y voir en creux et à la verticale, ceux du Ciel et de la Terre.

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Les trigrammes EAU (Yin-Yang-Yin) et FEU (Yang-Yin-Yang) aident cependant mieux que la TERRE (3 traits Yin et discontinus) et le CIEL (3 traits Yang et continus) à comprendre et à visualiser les notions d’interdépendance et d’impermanence, de complémentarité et de cycle que l’on appelle KAN/LI (ou Eau/Feu) dans l’alchimie taoïste.

 

La rotation du proto-Yin/Yang est encore moins visible que dans le TaïJiTu de la dynastie des Song. Pour représenter malgré tout la mobilité portée par le symbole, on a illustré ci-dessous la dynamique en s'inspirant de la cosmogénèse et du Big Bang de l’univers.

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Depuis le TAO à l’origine de tout, naît l’intention de la création du monde, un moment de bascule où la forme n’existe pas encore mais où l’on déjà un peu quitté le « sans forme ». C’est ce qu'on a appelé le TaïJi originel. Puis vient le "Big Bang", Yang absolu et total. Il s’ensuit alors ce que les astrophysiciens appellent la « soupe originelle » et que l’on préfère appeler ici le « chaos originel », d’essence naturellement Yin. Le Yin alors évolue puis commence à former les étoiles Yang depuis l'hydrogène (étape 4) qui s’expansent puis s’effondrent sur elles-mêmes pour devenir des trous noirs (Yin), qui eux-mêmes deviennent à leur tour des fontaines blanches (Yang), etc.

Au-delà de cette représentation cosmique quelque peu lointaine, il s’agit surtout de visualiser l’alternance dynamique du Yin/Yang qui réside dans le proto-symbole du TaïJiTu et de tout processus vivant.

Mais là où l’on voudrait surtout vous amener, c’est sur une lecture encore différente et nouvelle de ce proto-symbole, qui traduirait de manière visuelle le fait que tout phénomène ou toute réalité serait à la fois Yin ET à la fois Yang, de manière simultanée et synchrone.

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En effet, si l’on se situe depuis un point central d'observation (la respiration, un ver de terre, le temps, la partie avant du corps…), on observe que la réponse du blanc et du noir, du Yang ou du Yin varie selon la profondeur que l’on décide d’analyser, un peu comme le carottage d’une calotte glaciaire. L’avant du corps est Yin, puis il devient Yang au-delà du bras, puis il devient Yin si on se situe depuis la Terre puis Yang à nouveau si on observe l’avant du corps depuis le Ciel etc. En résumé et comme on l'a vu plus haut, selon la distance de l'analyse, le résultat Yin ou Yang de l'observation va changer. Le proto-symbole du Yin/Yang traduit cette propriété quantique de manière beaucoup plus visuelle et pédagogique que le TaïJiTu traditionnel.

Notre monde est un tore qui suggère l’existence de l’invisible

C’est ainsi que le Yin/Yang nous rappelle que ce que l'on croit Yin peut être Yang, que ce que l'on imaginait Yang peut se révéler Yin, que ce que l'on croyait à l'intérieur est en fait à l'extérieur et réciproquement. Le TaïJiTu nous rappelle fondamentalement la relativité et la fractalité du monde. Notre monde réel est une illusion qui peut se retourner comme "la peau d'une orange". Mieux encore, notre monde est un tore, cette forme qui se retrouve à l'intérieur de l'orange comme dans la représentation d’un champ magnétique. Dans cette forme topologique étrange, ce que l'on croit à l'intérieur s'expanse, se retourne comme un gant et se retrouve à l'extérieur.

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Si le Yin est dans le Yang et le Yang dans le Yin, si le Yin d'ici est le Yang de là-bas ou de demain (et réciproquement), comment ne pas penser à cette formule partagée par tous les alchimistes du monde selon laquelle "ce qui est en haut est à l'image de ce qui est en bas" ?

A poursuivre ce raisonnement spéculatif, si le Yin est dans le Yang qui est dans le Yin qui est dans le Yang qui est..., de cette alternance sans limite peut naître ou la confusion ou bien l'acceptation. Le Yin et le Yang ne sont que des états relatifs et provisoires. Voir l'un nécessite de reconnaître l'autre, en creux ou en complément, en prochain ou en lointain, en réel ou en promesse, en visible ou en invisible.

Message d’espoir et point d'aboutissement possible de notre démonstration, si notre monde terrestre visible est Yin (alors que le Yin suggère paradoxalement ce qui est caché), il nous laisse imaginer l'existence d’un monde céleste Yang et lumineux, invisible en apparence mais complémentaire à celui qui nous est tangible et accessible à nos 5 sens, un monde qu’il nous reste encore à découvrir, par la science et par le travail de soi.