Par Laurent CHATEAU
On parle toujours des mots mais jamais de l'espace qui les sépare et qui existe pourtant depuis le VIIè siècle de notre ère, belle invention de moines copistes Irlandais. Il existe un livre pour les rassembler et aucun pour recenser ce qui les relie. On préfère parler de séparation mais guère de ce qui réunit. On encense le Yang et on oublie le Yin, on célèbre le serviteur et on oublie le maître, on voit la puissance de l'expiration vocale sans se douter qu'elle n'existe que par l'inspiration qui la fonde.
Si l'on devait raisonner par l'absurde et montrer l'utilité de l'espace par l'évidence de la preuve, on répondrait de cette manière-là : lapreuvequelespaceestimportantcestquelalecturedevientdesagreablevoireimpossibledeslorsqueleespacesnexistentplus.
L'espace qui sépare les mots est en fait un trait d'union qui ne se voit pas. Dans ce lien invisible se trouve ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore. Derrière le vide de cet espace se situe tous les possibles, toutes les nuances de la connaissance et de l'interaction : une injure, un compliment, une description, une digression, une interpellation... Comme nous l'enseigne le Tao Te King, le texte fondateur de tous les taoïstes, c'est du vide du vase que naît tous les usages puisqu'on peut le remplir de ce que l'on souhaite et que le contenu adoptera la forme du contenant.
L'espace entre les mots est ce qui rend le visible possible, un messager du Ciel qui permet la cristallisation de la Terre et la concrétisation de l'action. Ainsi, c'est l'espace entre les mots qui permet d'obtenir le sens, une ponctuation noématique. Pas de sens sans espace. Comment interpréter la phrase " Nousrelationsnosrelations ?"
L'espace (du Ciel) entre les termes permet en outre de rendre la communication subtile et de sortir de l'onomatopée ou du borborygme des cavernes.
Les mots sont Yang et les espaces sont Yin. La succession de deux mots reproduit le monogramme du Yin. Chacun voit le trait du Yang mais oblitère le Yin de l'intervalle qui les sépare.
Pourtant, formées par des successions de mots et d'espaces, les phrases sont elles-mêmes à dominante Yin. Comment expliquer cet oubli ? Comment voir la maison en oubliant la poutre "maîtresse" et première qui lui permet d'exister ?
Nos sociétés s'attachent à ce qui se voit et oublient l'invisible qui en permet la manifestation. Combien de femmes (Yin) derrière les hommes (Yang) célèbres ? Combien d'abeilles ouvrières derrière le miel que l'on mange ? Quel coach derrière l'exploit sportif ? Quelle inspiration derrière la toile du peintre ? Où est l'enfant derrière l'adulte ? Oubliez le Yin et disparaît le Yang. L'invisible explique le visible et lui permet d'exister. Il en est de même pour les mots. Leur histoire (invisible) explique ce qu'ils sont devenus et leur a donné une forme. L'invisible contribue à donner la forme. L'espace qui les relie précise le sens et contribue à les faire exister, deux par deux puis par trois puis....
L'espace permet en outre de faire exister l'autre. Comment en effet faire communiquer deux individus si l'un des deux ne s'interrompt jamais pour laisser à l'autre, l'"espace" d'exister ? L'espace est un potentiel d'existence, le lieu impalpable de tous les pleins. A ce titre, il se doit d'être reconnu. Connaît ton Yang, reconnaît ton Yin déclare le TaoTeKing. De même, si l'autre est un mot dans la phrase de notre vie, il nous revient de faire exister le Yin, la relation (ou l'interaction) que l'on entretient avec lui. Si on veut donner un sens à la phrase de sa vie, il convient de soigner particulièrement la relation que l'on entretient avec les mots de notre existence que sont les autres, le vivant et soi-même, en les faisant exister par nos silences et les espaces qu'on leur propose.
***
Ainsi, je rêve d'un dictionnaire des entre-mots qui nous rappellerait l'importance du silence ; je rêve de ce livre qui permettrait tous les possibles à partir du vide ; je rêve de cette mise en abime qui nous rappellerait que le vide nous ouvre sur l'infini et nous permet de rejoindre l'origine.
Je rêve de cet article qui nous rappellerait que chaque mot a commencé par un silence et que son origine n'est pas, de cet article qui ne serait constitué que de silence et d'absolu.
Si j'osais, cet article serait celui-là et il ne commencerait que seulement maintenant.