Par Laurent CHATEAU
Les 3 taoïstes
Un peu à l'image des 3 petits cochons, un taoïste ne ressemble pas à un autre taoïste et derrière une même appellation, peut se cacher des réalités bien différentes. De même qu'il existe des rats des champs et des rats des villes, il existe pareillement des taoïstes des villes, des taoïstes des champs, auxquels on pourrait ajouter les taoïstes du Ciel.
Le taoïste des villes :
Dans le monde laid, pressé et pollué qui est le sien, le taoïste des villes fait ce qu'il peut. Il a lu les textes des fondateurs originels du taoïsme, parfois mâtinés de confucianisme, il a participé à quantité de conférences traitant du sujet, par d'éminents sinologues et exégètes des textes classiques.
Avec le plus d'assiduité possible et baigné par un brouillard d'ondes, il part suivre son cours de Qi Gong hebdomadaire, en s'efforçant de s'y tenir, son tapis de sol et sa tenue sinisante sous le bras. Il travaille son corps, sa santé, sa longévité et sa vitalité et "nourrit le vivre" (Yang Sheng) du mieux que son emploi du temps le permet, dans un environnement de basse fréquence, toxique, technologique et enlaidi. Les informations du matin lui parviennent malgré lui (ou elle) et il est déjà l'autre avant d'être lui-même. L'air qu'il respire est chargé de particules fines, le bruit s'invite à tout moment, les humains s'invectivent ou se croisent sans se voir, le regard posé sur la paroi vitrée de leur téléphone portable. Les transports en communs sont bondés, les voitures à l'arrêt klaxonnent. Les murs sont tagués et les rues souvent malodorantes. La publicité est partout. Conscient du désalignement, il tente de s'adapter et convoque pour y remédier, quelques pâles et fugaces images de nature.
Il essaye sans toujours y parvenir (restaurants, micro-ondes et surgelés, vente à emporter...), d'opter pour une nourriture saine, mais sans pouvoir garantir l'origine de ses aliments, souvent stérilisés ou éloignés du sol, cuisinés rapidement par des gens qui n'aiment généralement pas cuisiner.
Faute de temps et sollicité de tous côtés, il ne consacre pas suffisamment de temps pour lui-même ou ses proches, ses collègues de travail ou son voisin de palier. La relation humaine, chaleureuse et naturelle, a du mal à s'installer. Faux hasards de la promiscuité, il croise souvent des personnes qu'il n'aurait pas envie de rencontrer. Par facilité ou convenance sociale, il va voir des films ou participe à des événements qui l'affectent et qui le vident. Il regarde des séries qui mordent sur son temps de sommeil. Sa sexualité est souvent solitaire et mal partagée. La vie passe entre ses doigts et l'épuise prématurément. Parce qu'il travaille la Voie, il en a généralement conscience et cela l'attriste.
Pour ce "taoïste des villes", le plan de la Terre est dominant, le plan de l'Homme est limité et abimé. Le plan du Ciel n'existe quasiment pas. C'est le taoïste de la réalité qui s'impose à soi et que l'on endure. Parmi tous, le 18è principe* du vivant (l'adaptabilité, le "ici et maintenant", le pragmatisme, la vigilance) l'emporte sur tous les autres. Les principes de la simplicité (de l'habitat et des habitudes de vie, de la relation) et de la spontanéité sont accessibles et peuvent être travaillés. Les 15 autres ont du mal à exister et trouver leur place. C'est le taoïste de la Terre et du microcosme de soi, de la "petite horizontalité", c'est en vérité le taoïsme de la Terre sans l'Homme, de ce qui n'est pas soi, presque un "a-taoïsme".
Par raccourci vis-à-vis du sage et au risque de susciter la polémique, il nous apparaît que Maitre Kong (Confucius) a été le taoïste de l'horizontalité qui a tenté de réconcilier les hommes avec les villes et les hommes entre eux. A leur manière, il en est de même pour GuiGuZi, le Prince des diplomates et des discours ou de SunTzu, le Maître de la guerre. Philosophes, stratèges ou penseurs, ils restaient attachés à la Terre et à leurs semblables.
Limités dans leur potentiel d'évolution, les taoïstes originels ont quitté les villes et les cités. Tchouang Tseu se défiait par ailleurs de la technologie qui musèle l'esprit véritable : "Qui se sert de machine use de mécanique et son esprit se mécanise. Qui a l’esprit mécanisé ne possède plus la pureté de l’innocence et perd ainsi la paix de l’âme".
Pour retrouver la "paix de l'âme", ils ont préféré rejoindre les champs.
Le taoïste des champs :
Notre taoïste vit désormais à la campagne et en proximité forte avec une nature authentique, éloigné du mieux qu'il peut des pollutions humaines : épandage de pesticides/herbicides, bruit et usines agro-industrielles, lignes haute tension, éoliennes... On reprend ici le meilleur du taoïste des villes (notamment le pragmatisme et l'adaptation au réel, la simplicité et la spontanéité) auquel on ajoute tous les autres principes du vivant*. Éloigné de la main de l'homme, la complicité avec la nature, la flore et les animaux se renforce mais également avec les plans subtils et invisibles. Le sentiment d'harmonie est partout, la beauté est omniprésente, dans le ruissellement lumineux du ruisseau et la couleur des feuilles pastelisées, dans la joie simple de respirer un air pur, d'écouter en conscience le chant des oiseaux, de savourer sans bourse délier des fruits généreux qui portent l'eau, la lumière et l'amour. Dans la vie ralentie, le calme est partout, se diffuse dans l'esprit et les tissus. Le taoïste des champs lâche prise et laisse faire les grands cycles de la nature avec qui il compose pour semer, récolter, greffer. L'agir doit être juste et confiant. Il perçoit les jeux d'interdépendance entre les espèces et discerne l'harmonie dans le présent. Il observe l'omniprésence du cercle, tout comme les formes pures et fractales de la spirale ou du réseau. Il se sent participer à quelque chose de plus grand que lui (ou elle) et qui s'appelle la vie. Face au grand livre du vivant, son besoin de lire recule ou s'approfondit, sa relation à l'autre "s'authentise". Sa pratique énergétique s'amplifie et travaille avec les forces alentours : les arbres, les animaux, la météo, les saisons. L'humilité s'installe.
Respectant davantage ses biorythmes, notre taoïste des champs adopte une meilleure hygiène de vie : les aliments qu'il ingère sont de meilleure qualité et préparés dans la conscience de l'acte. L'air qu'il respire est plus pur, autant que l'eau qu'il boit. Entouré de beauté, son environnement le ressource sans même qu'il ait à y penser (non-agir). Dégagé des contraintes de la promiscuité, de la vitesse et des mondanités, il a le temps d'installer la relation à lui-même et de consacrer du temps à l'autre, qu'il peut aider et qui peut l'aider en retour, interdépendance, circularité. Temps de la frugalité et des joies simples, c'est le taoïste de la "grande horizontalité", du macrocosme de la nature et de la planète, le "taoïsme de là où s'arrête la Terre", l'amorce de la verticalité.
Le taoïste du Ciel :
Le taoïste du Ciel, c'est le taoïste des champs avec la verticalité et la transcendance en plus. C'est le taoïste véritable car en vérité, le taoïste du Ciel est un pléonasme. Le sinogramme de "Dao" représente en effet cet homme qui marche résolument vers la racine des choses et ce retour s'appelle le Ciel et le Dao. Le taoïste du Ciel se souvient de ce passage du Tao Te King qui déclare que l'Homme dépend des lois de la Terre, la Terre dépend des lois du Ciel, le Ciel dépend des lois du Dao et le Dao ne dépend que de lui-même. Dans ce jeu de lois imbriquées, la loi de l'Origine l'emporte sur toutes les autres. Au-delà de la nature visible qui l'environne et à l'étroit dans son habit de chair, notre taoïste des champs comprend qu'il existe une vérité plus vaste qui réside en lui. Sa pratique énergétique devient alchimique et de plus en plus interne, les mouvements se font de plus en plus rares pour capter davantage d'information et devenir plus global. A ramener l'énergie à l'intérieur, un mouvement ascendant et spiralé commence à apparaître, la vibration cellulaire change.
Aspiré par le Ciel, il ne peut résider dans les villes, un edelweiss ne peut grandir en pot. Trop peuplée, la campagne leur est encore insuffisante. Installé au sommet des montagnes pour s'en rapprocher, le taoïste du Ciel est le taoïste du "sans forme", du retour à l'Origine, le taoïste véritable, ascendant par rétroaction vers le Grand Mystère et l'Unité Suprême, ceux dont parlent tous les textes fondateurs. Se nourrissant "de Qi et de rosée", le taoïste du Ciel est celui (ou celle) qui répond à l'appel de l'immortalité et qui a décidé de quitter le peuple des hommes pour mieux les aider en retour, si le besoin de restaurer l'harmonie devait se faire sentir. Ce cheminement céleste et exigeant, est un retour à la maison d'origine, dont bien peu décident d'emprunter la voie.
Tchouang Tseu est l'un des fondateurs originels qui a le mieux décrit cette Voie du Ciel :
- "La vérité, nous la tenons du Ciel. Elle est naturelle et invariable. C’est pourquoi le saint s’inspire du Ciel, fait cas de la vérité et ne se laisse pas emprisonner par la convention vulgaire".
- "Qui fait régner la paix du monde participe à l’harmonie des hommes, celui-là éprouve la joie des hommes. Qui participe à l’harmonie du Ciel partage la joie du Ciel".
- "L’homme parfait partage avec les autres la nourriture de la Terre. Il partage avec les autres la joie du Ciel, mais il ne se laisse pas troubler par les hommes et les choses. Il ne se mêle d’aucun projet humain".
- " Le Ciel est supérieur à la Terre, ce qui correspond à leur situation respective dans l’ordre sacré".
- " Celui qui oublie les hommes est un homme du Ciel. S’il est vénéré il n’en sera pas joyeux. S’il est insulté il n’en sera pas fâché. Seul celui qui participe à l’harmonie du Ciel peut arriver à cet état d’âme".
Après nous avoir dit que les joies du Ciel ne souffraient pas la comparaison avec les joies humaines, Tchouang Tseu conclut par cette formule lapidaire et pleine d'espérance : "L’humain ne fait qu’un avec le céleste".
Après la petite horizontalité des villes et la grande horizontalité des champs, apparaît la verticalité céleste. Celle-ci peut naturellement être amorcée dans les villes mais elle sera rapidement enrayée ou limitée par le "bruit" ambiant, intérieur et extérieur. Condition nécessaire bien que non suffisante, l'harmonie ambiante est le meilleur carburant du véhicule de son évolution spirituelle, le meilleur gage de son recentrage et de son alignement intérieurs avant la mise en mouvement. Parce qu'il connaît le principe de l'interdépendance et la difficulté de s'affranchir du champ énergétique environnant, le taoïste du Ciel préserve l'entour pour faciliter l'envol, harmonise l'externe pour faciliter l'accès à l'harmonie interne, va rechercher la paix extérieure pour mieux la révéler et l'expanser à l'intérieur, devenir ce qui l'environne pour mieux le dépasser, se saisir de l'harmonie partielle pour accéder à l'Harmonie du Tout.
L'illustration graphique des 3 taoïsmes
Les 3 taoïsmes brièvement présentés et une fois redescendu sur Terre, il est possible de les modéliser et de les croiser avec les 18 principes du vivant, avec les 3 plans taoïstes ou de manière plus dynamique et sociologique.
La dynamique des 3 taoïsmes :
Le premier tableau ci-dessous illustre la dynamique supposée de la voie taoïste, en retenant les variables de la vitesse (rapide/lent) et de l'urbanité (nature/culture). La taille des volumes suggère que l'on perd du monde à chaque étape et tente de traduire l'idée que bien peu de candidats optent pour la voie anachorétique et exigeante des taoïstes du Ciel.
Les 3 taoïsmes et les plans taoïstes :
Si l'on devait illustrer les 3 types de taoïstes en lien avec les 3 plans taoïstes de la tradition (Terre, Homme, Ciel), la représentation pourrait être la suivante :
Les 3 taoïsmes et les 18 principes du vivant :
Si on devait enfin croiser les 3 taoïsmes selon leur capacité à comprendre, à percevoir et à incarner les 18 principes du vivant que l'on a décrit dans un autre article*, on pourrait obtenir le tableau croisé et synthétique suivant :
Des nuances et des croisements sont naturellement à apporter à cette classification un peu trop ternaire pour être vraie. Pour autant, elle raconte l'histoire d'un retour à l'origine toujours plus lointain : vers l'Homme et sa nature propre pour le Taoïste des villes, l'état de nature (végétal et animal) pour le Taoïste des champs et le retour à sa nature céleste et pré-minérale dans le cas du Taoïste du Ciel.
Cette gradation de la Voie du Dao est peut-être une invitation à passer des villes aux champs puis des champs à la verticalité et au Ciel. A chacun son rythme et son intensité, à chacun sa voie, à chacun ses mélanges, selon ses capacités, ses envies, ses choix, ses contraintes, ses disponibilités de montre et d'esprit, sans oublier la qualité de ses enseignants, visibles ou invisibles.
Pour nous guider sur cette voie, il est bon de se souvenir que l'étoile polaire sera toujours présente, fidèle en son milieu, installée sur nos têtes et dans notre espace intérieur. Elle est cet appel silencieux entendu par ceux qui sont prêts, cette résonance subtile qui vient nous rappeler que "l’humain ne fait qu’un avec le céleste" et nous chuchoter dans un élan d'amour absolu..., qu'elle nous attend.
* Les 18 principes taoïstes auxquels nous avons aboutis décrivent les lois qu'adoptent le vivant dans notre plan de réalité. Mieux les comprendre et les mettre en œuvre est le meilleur moyen d'avancer sur la voie taoïste, d'être performant, heureux et de vivre durablement en bonne santé. On les a décrit dans nos ouvrages et notamment dans cet article : L'extraordinaire capacité du symbole du Yin-Yang à représenter les 18 principes du vivant