Par Laurent CHATEAU
Le drapeau aborigène est récent puisqu'il ne date que de 1971. Constitué de deux bandes (rouge et noire) et d'un cercle jaune, il a été conçu par Harold Thomas, un artiste aborigène du peuple luritja d'Australie. Le drapeau fut à l'origine un symbole de la lutte aborigène pour le droit à la terre. Reconnu par les autorités australiennes en 1995, il représente désormais plus largement le peuple aborigène.
Le noir représente le peuple aborigène et le rouge la terre australe, l'ocre utilisée pendant les cérémonies. Le disque jaune représente le soleil, celui qui donne la vie. Comme l'évoque Harold Thomas, j’ai placé la couleur noire au-dessus parce que les Aborigènes marchent sur la Terre.
Les drapeaux portent une vision du monde
On a détaillé dans un autre article les différences symboliques et vexillologiques qui peuvent exister entre l'orient et l'occident. On y a notamment écrit que : "L''occident aime plus que tout les confrontations et les jeux d'opposition, les lignes claires de rupture. Un proverbe populaire déclare que "les bonnes frontières font les bons voisins", un autre assène que "si tu n'es pas avec moi, tu es contre moi". (...) Le carré est sa forme de base, son périmètre privilégié défensif, son pré "carré", territoire obsidional à protéger de la barbarie de celui qui n'est pas aligné sur ma façon de penser, la guerre des "blocs". C'est ainsi que les rayures, les délimitations, les rectangles et les carrés l'emportent pour la plupart des drapeaux du monde occidental.
Cette vision séparative du temps et de l'espace n'est pas partagée par l'Orient dont la relation au temps est plutôt circulaire. De même, la relation au monde est plutôt de nature inclusive plutôt que la simple apposition de concepts ou de peuples distincts. En Orient, chaque génération possède les attributs de celle qui la précède et prépare celle qui la suit. Chaque culture enrichit et fait bouger la culture native comme le taoïsme originel a pu s'enrichir de la sagesse confucéenne, du bouddhisme puis des inspirations rationalistes de l'Occident. L'Occident a tendance à apposer et à séparer (le clergé, la monarchie, le tiers-état, les organes, la taxinomie du vivant), à opposer l'été à l'hiver, le grand Yang au grand Yin. En Chine cependant, on préfère parler d'automne et de printemps, de petit Yin et de petit Yang parce qu'on sait que tout s'interpénètre dans la nature, s'influence et se contrôle, s'engendre et se complète. La séparation et la dualité véritable n'existent pas, d'un bien peut naître un mal et d'un mal peut apparaître un bien. Parce que la vie n'est que mouvement, on préfère parler de bipolarité dynamique, le petit point blanc dans le noir et le petit point noir dans le blanc du symbole du Yin/Yang (TaïJiTu). On écrivait ainsi que la nature ne sait pas raisonner en contre ou de manière binaire. Elle raisonne en liens et en interactions. Elle ne connaît que le cycle, les systèmes intriqués et la bipolarité dynamique. La bipolarité nous dit que chaque partie porte et nourrit en son sein ce qu'il n'est pas, la polarité d'équilibre, la force de retour de l'harmonie. Derrière l'ombre de la colère peut se cacher une soif de justice, derrière la démotivation un besoin de reconnaissance. Chaque polarité porte l'autre et l'engendre.
Pour représenter un Principe, l'Orient aura par ailleurs toujours tendance à se référer au Ciel, éternel et sans forme, à celui qui donne la vie (le soleil), plutôt qu'à des parcelles terrestres et anthropiques qui, observées depuis les nuages, apparaissent plutôt comme des scarificateurs de la Terre, des perturbateurs de l'ordre harmonieux de la nature. Pour toutes ces raisons, la culture asiatique aura tendance à préférer le cercle sur la ligne et le polygone, le Ciel et le soleil plutôt que le carré de la Terre et ses 4 directions.
On retrouve cette inspiration circulaire, intégrative et céleste notamment dans les drapeaux japonais, taïwanais, coréen, laotien, bangladais ou de Bornéo.
De la même manière, les rayures sont absentes du pavillon chinois et le cercle stellaire est bien présent dans le ciel du cadre rouge.
Le drapeau aborigène est un mariage inconscient de l'orient et de l'occident
Fort de cette interprétation, Harold Thomas aurait pu opter pour une représentation symbolique de l'Homme (une silhouette par exemple) et emblématique de la Terre (un arbre, le mont Uluru, un kangourou, un koala ou un kiwi). Il aurait pu superposer trois cercles concentriques (jaune au centre puis rouge puis noir) ou bien représenter le soleil sur une ondulation rouge et noire. A la croisée des deux cultures, le concepteur du drapeau aborigène a pourtant préféré (consciemment ou inconsciemment) opter pour l'approche conjointe, linéaire et circulaire, intégrative et séparative, simultanément bipolaire et duale. Les deux rayures de la Terre et de l'Homme renvoient au monde de l'Occident, le disque solaire au monde de l'Orient et du Ciel. Le drapeau aborigène est un compromis de deux mondes qui se sont longtemps meurtris sur le continent rouge. Il est une tentative de conciliation de deux visions, le mariage apaisé de la pensée normative de l'Homme avec la fluidité naturelle de la nature. Il est une passerelle entre la ville et la brousse, la combinaison syncrétique entre la vitesse et l'éternité, entre le peuple noir et le peuple blanc, entre le natif et l'allogène, entre l'horizontal et le vertical.
La plupart des codes taoïstes se retrouvent dans le drapeau aborigène
L'étendard aborigène respecte sans surprise les 18 principes taoïstes, qui portent et traduisent les lois de la nature et de l'univers :
L'étude des 18 principes taoïstes aide notamment à comprendre que la position du soleil n'est pas fortuite. Le soleil est au centre mais il aurait pu être en haut en situation d'écrasement ou en bas en situation de retrait. L'artiste a préféré le positionner sur la ligne d'horizon, soleil levant d'un nouveau monde ou couchant du monde ancien. On peut également le percevoir comme un pivot, l'axe du Ciel avec le monde de la Terre et celui des Hommes.
De manière troublante, la couleur rouge renvoie dans la tradition taoïste au Sud que l'on retrouve bien en bas du drapeau. La couleur noire correspond au Nord qui se retrouve précisément au sommet du pavillon. Le jaune enfin renvoie à la Terre et au Centre taoïste et s'y positionne parfaitement. A bien y réfléchir, ce drapeau représente une montagne (la Terre, jaune) ascensionnelle, ceinte de sa face ensoleillée (Adret, Yang, rouge) et de sa face sombre (Ubac, Yin, noire). Sur un plan plus anthropique et vu depuis le Ciel, il est aisé de voir dans le disque solaire le canal de lumière central de l'homme appelé l'axe du TaïJi, situé entre son périnée (HuiYin) et le sommet de son crâne (BaïHui). La couleur noire apparaît comme la partie antérieure ou ventrale du corps et coure tout au long du merveilleux vaisseau Conception (Ren Maï) de la médecine taoïste, itinéraire et porteur de tous les Yin organiques. Par complémentarité, la couleur rouge apparaît comme la partie postérieure ou dorsale du corps humain. Elle fusionne avec le merveilleux vaisseau Gouverneur (Du Maï) qui porte tous les Yang organiques de la biologie humaine.
En outre, l'artiste a choisi de représenter la Terre statique (Yin) par une couleur Yang et opté pour la représentation de l'Homme mobile (Yang) par la couleur noire Yin. Ce faisant, il a reproduit le symbole du Yin/Yang (TaïJiTu), pilier de la sagesse du Dao.
De manière plus intime, la couleur rouge (Qi) renvoie dans la tradition chinoise à l'énergie du Feu et du Cœur, la couleur noire (Jing) à celle de l'Eau et des Reins. On retrouve ici le cycle K'an/Li de l'alchimie taoïste qui doit permettre de réchauffer les Reins et de rafraichir le Cœur, de renforcer simultanément l'énergie vitale et d'accéder au vide des passions ainsi qu'à la connaissance de soi. Cet accès au calme est le préalable à l'accès au centre énergétique supérieur du cerveau et de la Conscience (Shen), ici représenté par le disque central.
C'est ainsi qu'avec une fausse étrangeté, on retrouve dans le drapeau aborigène les trois plans du monde taoïste et les trois Trésors (San Bao) : le plan de la Terre (Rouge, Jing), le plan de l'Homme (Noir, Qi) et le plan du Ciel (Jaune, Shen) représenté par le disque solaire. Pivot céleste de la tradition taoïste, le Ciel est au centre parce que l'Homme dépend des lois de la Terre, la Terre dépend des lois du Ciel. Plus loin, le Ciel dépend des lois du Dao et le Dao ne dépend que de lui-même (DaoDeJing, 25).
Le drapeau est un appel à la verticalité, à l'Unité et à l'Origine
A bien y regarder et on y a déjà fait référence, le disque central est un tube qui permet l'accès à la verticalité et le disque solaire est un appel vers l'origine et le Dao.
Il convient en effet de voir ce disque jaune comme un rayon solaire vu du dessus. Le drapeau aborigène est ainsi regardé depuis l'astre solaire et plus loin, depuis les orbites de Baiame, le Dieu céleste du peuple austral. Il est une projection de celui qui observe les turpitudes ou le génie du monde terrestre et humain, il porte le regard détaché du sans-forme qui observe la forme. Vu par la tranche, l'étendard tricolore est en vérité, un appel vers l'Unité suprême (TaïYi) et le Dao lui-même, un retour à l'Origine, une aspiration et inspiration finalement très taoïstes, ..."taorigène" pourrait-on dire 🙂.
Articles connexes :