Par Laurent CHATEAU
Une histoire d'eau...
La notion de "Bien" et de "Mal" est d'essence objectivement judéo-chrétienne. En Orient, cette dualité facile n'est pas conforme à l'observation de la Nature où tout est relié avec tout, où tout s'engendre et s'influence. L'eau est-elle en haut sous la forme du nuages ou bien en bas sous la forme de gouttes d'eau, de ruisseaux, de sources, de lacs et d'océans ? N'est-ce pas la même eau ? Simultanément en haut et en bas, sous la forme gazeuse, liquide ou de glace, n'est-ce pas la même molécule d'H20 ? La vie reposant sur un cycle, où poser le marqueur qui sépare irréductiblement le royaume de la gauche de celui de la droite, du haut de celui du bas, du "Bien" de celui du "Mal" ? Avec son ami le soleil, cette même eau fait pousser les plantes mais peut également ravager un village lors d'un tsunami, d'une sécheresse ou d'une inondation. Doit-elle être rangée dans le camp des bons ou des gentils, des bienfaiteurs ou des destructeurs du vivant ? Comment gérer cette relativité observée ?
Une histoire de cheval et de batailles...
Tchouang Tseu raconte il y a 2 500 l'histoire de ce superbe cheval qui apparaît un beau matin sur la ferme d'un pauvre paysan. Ses voisins lui déclarent qu'il va lui porter la poisse et qu'il devrait s'en débarrasser. Pragmatique, le paysan décide de le conserver, le débourre et l'attèle à la charrue du labour. L'arrivée de ce cheval l'aide dans l'effort et représente un "Bien". Puis son fils adolescent se blesse en tombant du cheval et les voisins de rappeler à notre pauvre paysan que ce cheval est une calamité. La guerre est alors déclarée et le roi monte une armée. Chaque famille doit envoyer un fils à la guerre. Notre paysan ne peut pas envoyer le sien qui s'est blessé en tombant de cheval qui devient au passage une bénédiction. Les émissaires du roi lui confisque alors le cheval qui ne lui permet plus de labourer son champ. La fatalité s'abat à nouveau sur la ferme et les voisins acrimonieux rappliquent. La guerre se termine et le roi vient personnellement restituer le cheval au paysan avec une forte récompense car sa monture lui a sauvé la vie sur le champ de bataille. Tchouang Tseu s'amuse au fil de l'historiette à jongler avec le favorable et le défavorable, le propice et le funeste. Est-ce "Bien" ou est-ce "Mal" ? Le paysan pragmatique et ancré dans le réel se contente de déclarer que "Le cheval est là", "Mon enfant est blessé" ; bien malin qui pourrait dire si cela est fâcheux ou bénéfique.
Plus près de nous sur le plan historique, Marignan (1515 !) est une bataille gagnée par le jeune souverain François 1er sur les terres d'Italie. Les historiens s'accordent à dire que cette victoire militaire l'a rendue particulièrement arrogant et que cette présomption fatale a ruiné le pays et son règne. Alors Marignan, un "Bien" ou un "Mal" ?
Quelques questions clés à se poser...
Au-delà de ces quelques exemples, chaque situation mérite au minimum l'examen des questions suivantes :
- Un "Bien" ou un "Mal" d'aujourd'hui aurait-il été qualifié de "Bien" ou de "Mal" au Moyen-âge ou au XIXè siècle (Exemples : brûler les sorcières, le progrès, la guerre...) ?
- Un "Bien" ou un "Mal" serait-il qualifié de la même manière en Occident comme en Orient ? En ville comme à la campagne ? Chez les riches comme chez les pauvres ? Dans nos sociétés modernes ou dans les tribus racines ? Pour une personne instruite ou analphabète ? (Exemples : Un livre, 10 euros, savoir lire, un vélo, la voiture, l'ordre, la liberté...)
- Un "Bien" pour soi n'est-il pas un "Mal" pour l'autre ? (Exemple : Je gagne un procès et l'autre perd).
- Un "Mal" actuel n'est-il pas un "Bien" futur ? (Exemples : l'épreuve du deuil ou de la souffrance peut me libérer ou me rendre plus fort, l'effort de l'étude me permet d'obtenir un diplôme et de prendre ma place dans la société, la hausse du prix du gaz permet d'accélérer le développement d'énergies plus propres...)
- Un "Bien" ici ne peut-il pas créer un "Mal" là-bas ? (Exemple : Les batteries électriques européennes limitant l'émission des particules dans les villes provoquent une pollution des sols en Asie).
- Chaque "Bien" ne comporte-t'il pas un risque et ne porte-t-il pas son propre "Mal" ? (Exemple : la victoire de Marignan)
- Chaque "Mal" ne porte-t'il pas un "Bien" et sa propre lumière ? (Exemple : derrière la colère d'un anticapitaliste sommeille une soif de justice)
A-morale, la Nature n'entre pas dans ces dualités d'artifice et fruits de vaines spéculations mentales. Comme le déclarait Jung, les Hommes ont inventé le jugement pour éviter de penser. Comme pour le jugement qui permet de classer très rapidement les situations et les gens, le raisonnement "Bien"/"Mal" reste une moraline basique, pauvre et ontologiquement fausse. Ce raisonnement binaire fige là où la Nature n'est que mouvement, voit des frontières là où la Nature ne connaît que des complémentarités, ne discerne que des oppositions là où le réel ne propose que des coopérations (les racines des arbres et la Terre, les arbres et le ciel avec la photosynthèse, les vers de terre creusent les galeries qui font respirer l'arbre, etc....). A l'image de la grotte de Platon, ce monde du "Bien"/"Mal" est une ombre qui n'existe pas et qui n'est que la projection mentale de consciences limitées. Plus gênant, cette vision binaire et duale du monde est conflictualisante et ne permettra jamais à notre humanité de se rapprocher de la paix et de l'harmonie.
Pour toutes ces raisons, les taoïstes préfèrent s'installer dans la notion du "Juste"*.
Qu'est-ce que le "Juste" pour un taoïste ?
Le "Juste" taoïste renvoie à la "Justesse" et non à la "Justice". La "Justice renvoie au plan des Hommes, la "Justesse" répond aux plans de la Terre et du Ciel et l'emporte sur la justice des hommes, trop imprécise et variable dans le temps et dans l'espace.
Là où l'occidental raisonne en noir et en blanc, en été et en hiver, le taoïste trouve le juste dans le mariage dynamique des couleurs, dans le printemps et dans l'automne. Joueur, il (ou elle) ne parlerait pas de "Bien" ou de "Mal" mais plutôt de "Bial" et de "Men" (prononcer "main"), déclinaison sonore et conceptuelle du Yin-Yang.
S'affranchissant des oppositions faciles et conscient de la relativité du couple "Bien"/"Mal", le taoïste s'inspire de ce qu'il observe dans la Nature et dans la Vie. C'est ainsi que pour aller à l'essentiel, le "Juste" taoïste se traduit par des choses aussi simples que :
- Est "Juste" ce qui permet de rester naturellement en bonne santé, de renforcer sa vitalité ou sa longévité (alimentation, Qi Gong, lieu de vie, métier, qualité de l'entourage...).
- Est "Juste" ce qui permet de faire circuler l'énergie en soi mais également autour de soi, avec les autres et avec tout ce qui vit autour de nous. On retrouve ici toutes les techniques pour apaiser les émotions et installer le calme, pour ouvrir le Cœur et exprimer l'amour (dont la définition empirique et physique pourrait être : "la force qui permet la circulation maximale de l'énergie"), tout ce qui facilite et apaise la relation à l'autre.
- Est "Juste" ce qui procure une joie intérieure et vibratoire, tout ce qui permet d'installer la Joie en soi car elle fait circuler l'énergie. Si vous faites quelque chose qui vous rend heureux et qui fait "vibrer votre corps", vous êtes dans le "Juste". Tous les blocages que vous ressentez en vous sont ce qui vous sépare du "Juste".
- Est "Juste" ce qui permet la prise de conscience et la Connaissance : de la situation, de soi et de qui on est (sa nature céleste et sa mission de vie - Tian Ming), des autres et des forces en présence, des lois du vivant, de l'invisible, etc.
- Est "Juste" ce qui permet d'obtenir davantage d'informations sur le réel (développer sa sensibilité sensorielle et ses 5 sens, son intuition, sa capacité d'écoute ou d'observation...).
- Est "Juste" ce qui permet d''équilibrer et d'optimiser ses 7 fonctions psychiques (sommeil, mémoire, volonté, concentration, élocution, créativité, intuition) sans oublier l'ouverture d'esprit.
- Est "Juste" ce qui est évident pour soi, dans la relation à l’autre ou dans l’analyse de la situation, ce qui coule de source et ne suscite pas le doute ou le questionnement, ce qui apparaît comme une évidence en soi, par soi ou pour soi.
- Est "Juste" plus largement ce qui respecte les 18 principes du vivant : Harmonie, impermanence, interdépendance, bipolarité dynamique, fractalité, cosmocentrisme, unité/immortalité, nature, frugalité, homéostasie, simplicité, calme/liberté, spontanéité/intuition, bonté/amour, vérité, beauté, joie et adaptabilité/sens de l'observation.