« Angle mort » ou ange de vie ?

Par Laurent Chateau

Un « angle mort » désignait à l’origine un angle de fortifications qui ne pouvait être défendu en cas d’attaque. Par extension, il est aujourd’hui une zone inaccessible au champ de vision, dans son rétroviseur par exemple. Plus loin encore et au figuré, il peut être entendu comme un point faible ou bien comme un problème non encore traité ou qui défie les capacités de l’esprit humain. Le terme d’angle lui-même provient du latin "angulus", signifiant « coin », « recoin », « lieu reculé », « angle ».

Au-delà de la richesse polysémique du terme, il paraît ici intéressant de s’intéresser à l’association populaire de la géométrie de l’angle avec la mort. Pourquoi parle-t-on d’ « angle » mort et jamais de « cercle mort » ? Le coin de l’angle fait-il référence à la fin de la vie, à une forme d’impasse existentielle, à une incapacité d’aboutissement ? A rebours, pourquoi ne parle-t-on jamais d’« angle de vie » en retenant sa possible ouverture ?

Ces questions aporiques peuvent donner le vertige et s’assimiler à de vulgaires spéculations sémantiques, échangés dans de feutrés salons byzantins. Le sexe des anges n'est pas loin. Et pourtant, une vérité se cache toujours derrière la sagesse des expressions populaires. Tentons ici de l'explorer en convoquant la logique et la symbolique taoïste, sans oublier l’inspiration du moment.

Dans l’art des formes du vivant, le triangle renvoie au Feu, à une énergie qui monte à l’image des flammes qui s’élèvent du bûcher vers le Ciel.

Dans le monde de la prévention-sécurité et des incendies, n’est-il pas d’ailleurs surprenant d’entendre les pompiers parler de « triangle du Feu », formé par le combustible, le comburant (l’oxygène) et l’étincelle. La forme du triangle porte comme le Feu une énergie d’ascension, à l’image du triangle de la pyramide qui permet depuis la Terre d’accéder à l’apex et au pyramidion du Ciel.

Ce triangle de la pyramide renvoie également au 2 du « V » inversé qui réunit la Puissance de la Terre (le « 3 » en terme de Puissance, le « 4 » pour la stabilité du carré et des 4 directions, voire le « 5 » dans le modèle des 5 énergies) et du 1 de la Puissance du Ciel.

Le 2 (formé par la croix) renvoie ainsi au plan de l’Homme, à mi-chemin entre les 2 Puissances du Ciel et de la Terre. C’est ainsi que lorsqu’on parle d’un « angle mort », on peut symboliquement faire référence à un risque potentiel pour soi en tant qu’humain, à un danger, à un risque de stagnation, à un risque de ne plus évoluer, la pyramide a perdu sa dynamique ontologique, sa cinétique fondamentale.

En allant plus loin et en raisonnant de manière apophatique (très taoïste), on pourrait se poser la question de ce que n’est PAS un triangle. On peut ici considérer qu’une forme fermée qui n’a pas d’angle s’appelle un cercle et que le cercle pourrait être appelé un « non-angle ».

La mort dans la tradition du Tao est associée à l’hiver, à ce qui ne se voit pas, à l’obscur, à la profondeur, à l'inaccessible, à la grande immobilité et au sans forme. Le taoïste pense alors naturellement à l'énergie de l'Eau, noire, insondable, par nature sans-forme, sans odeur, sans saveur, sans consistance, sans couleur et sans bruit.

Dans la tradition martiale, la pointe formée par le bout des doigts et la pique (qui peuvent ici s’assimiler à un angle) sont à titre associées à l’énergie de l’Eau, en ce qu’elles permettent de pénétrer au plus profond des corps et des armures.

Sur le plan géométrique, rivières, lacs ou océans, l'Eau aime dans la nature les courbes, la vague, la spirale et la circulation, autrement dit, des formes plutôt éloignées de l’angle, l’angle n’étant définitivement pas « aquatique ». L'angle n’est pas l’Eau et les apposer sous la forme d’un « angle mort » peut s’apparenter à une contradiction. Nous reviendrons dans notre conclusion sur ce paradoxe d’apparence.

Relativité même de la vie, l’angle aigu et fermé peut apparaitre au contraire comme un angle ouvert et obtus depuis l’extérieur, une proéminence appelée régulièrement appelée "Sommet" en géométrie, à l’image d’une montagne. C’est ainsi que ce qui est un angle au dedans peut être vu comme un sommet depuis dehors. L’angle Yin est en fait un sommet Yang. Dit de cette manière, il ne viendrait à l’esprit de personne de parler d’un "sommet mort" alors qu’il s’agit de la même représentation géométrique mais simplement vue depuis l’extérieur et sous un autre… angle.

On comprend ici que l’"angle mort" est une lecture Yin et du dedans, de celles qui font oublier le reste de la réalité. Un "angle mort" pense aux 30° de l’angle mais oublie les 330° qui lui sont complémentaires, intègre le "Plein" de l'angle en négligeant le "Vide" qui l'entoure. La lecture de l’"angle mort" est parcellaire voire partiale. Elle n’est qu’une lecture en creux et intérieure, minimaliste, relative et incomplète, un échantillon de vérité.

Dans les faits, un angle aigu ou obtus est toujours incomplet. On ressent qu’il est un appel vers la totalité qui s’appelle le cercle ou un Holon au sens d’Arthur Koestler ou de Ken Wilber. Un angle est en réalité un cercle non fini, l'arrêt sur image de son déploiement giratoire depuis l'un de ses sommets. Il porte en lui la force souterraine de se rejoindre lui-même sous une forme pure, pleine et circulaire, à l’image d’un humain qui ouvre les bras en espérant qu’ils se rejoignent dans son dos devenant ainsi intégralement ouvert et infini.

C’est ainsi que si on complète un "angle mort" et aigu (Yin) par un angle obtus (Yang) qui lui est complémentaire (et que l’on pourrait appeler un "angle de vie"), on récupère… un cercle qui représente la totalité des 10 000 êtres, vie et mort incluses.

D’un autre côté, si l’angle renvoie à la mort, le cercle (ou « non-angle ») renvoie de son côté à la vie. Eternel en apparence et par définition sans haut ni bas, le "cercle mort" est un oxy « more », on parle ici d’une forme qui n'existe pas.

On le redit et on le ressent sur le plan dynamique, l’angle attend son complément pour réaliser la forme pure du cercle. L’Eau attend le Feu et le Feu se nourrit de l’Eau dans cette alchimie que les taoïstes appellent « Kan/Li » (Eau/Feu) formé dans le corps par les Reins et par le Cœur. Des respirations alchimiques existent pour apaiser le Cœur et réchauffer les Reins. Elles s’inspirent de cette complémentarité entre le bas et le haut, entre la mort et la vie, entre l’"angle de vie" et l’"angle mort" pour retrouver l’Harmonie (la santé…) et la « Grande Unité » (TaïYi) du Cercle. En définitive, l’ « angle mort » s'inspire du Feu pour sa forme et de l’Eau pour sa mort d’apparence.

Si on devait résumer ce que l’on vient de se dire, on dirait que l’angle porte la mort et le risque potentiel de stagner, il porte le 2 à l’image d’une croix et renvoie à l’Homme. Dans le même temps, l’angle adopte la forme dynamique et ascendante du Feu et se nourrit de l’énergie de l’Eau qui reflète le Ciel. On ne l’a pas encore dit mais l’Eau contient la Connaissance véritable, celle qui initie et aide à rejoindre le Ciel. C’est l’Eau du baptême, de la purification et de l’initiation, l’Eau qui permet d’accéder au grand calme, au « grand caché » et au Grand Mystère, à l'image d'Excalibur qui sort de l'Eau, au bout du bras de la Dame du Lac (Yin).

Ainsi dans l’alchimie du Feu du triangle et de l’Eau de la mort, notre « angle mort » apparaît dans un premier temps comme celui qui invite à la prudence et à la préservation de soi. Mais pour celui qui voit, l’ « angle mort » est également celui qui vient nous élever (le Feu) et nous enseigner (l’Eau). Il est cet enseignant qui vient nous apporter une leçon de vie, un rappel de notre Conscience (Cum Sciencia = avec connaissance) pure pour revenir vers Elle. La Connaissance de l’Eau est en bas et l’énergie ascendante du Feu vient l’aider à se manifester dans la conscience de l’instant. Voilà la puissance symbolique de l’ « angle mort ».

Dit comme cela, l’ « angle mort » quitte les habits du symbole qui fait peur et craindre l’accident pour devenir un guide invisible venu nous protéger et nous enseigner.

A bien y réfléchir, ne vient-on pas ici de récupérer la définition d’un… ange gardien, de ceux qui nous protègent et nous élèvent derrière les angles morts de nos rétroviseurs ?